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ANALYSES.m. ferraz. La philosophie pendant la Révolution.

de trouvailles d’érudition et quelle finesse d’aperçus nouveaux et personnels ! Pas un érudit ne connaît Garât comme M. Ferraz le connaît : Garât prodiguait « moins peut-être par calcul que par bonhomie et par tic de rhéteur » les mêmes louanges à Louis XVI, à Robespierre, à Napoléon, et cela lui permit de méditer vingt ans un ouvrage qu’il eût été désespéré de ne pas laisser « à côté de l’échafaud » et qu’il n’écrivit jamais, quoiqu’il ait pu le méditer quarante ans encore, puisqu’il ne mourut qu’en 1833. Les leçons de l’Ecole normale n’eurent d’autre mérite que de réveiller le goût non peut-être de la philosophie, mais de l’éloquence appliquée à la philosophie. Il y eut même une bataille Garat, moins célèbre que la bataille d’Hernani, quand le mystique Saint-Martin, auditeur de Garat, osa lui faire publiquement des objections contre son condillacisme et lancer, comme il le disait dans son langage imagé, une pierre au front d’un des Goliaths du temps. « Chacune des idées de Condillac, disait-il en attaquant le maître pour réfuter plus sûrement le disciple, me paraît un attentat contre l’âme. »

Les adversaires sont trop éloquents, les doctrines trop confuses, les arguments sont faibles, sans grande portée ; mais ne vous semble-t-il pas que dans ce débat préliminaire toute la philosophie du siècle qui commence est engagée ? De mieux en mieux nous voyons ce que nous sommes et où nous allons : les uns vont au matérialisme sans phrases, les autres au mysticisme déguisé par une périphrase, à l’idéalisme. À mesure que le siècle s’approche de sa fin, il semble que le philosophe inconnu qui se relève, sort de l’oubli, toujours armé de la fronde de David et préparant le triomphe de l’esprit sur la matière.

Ainsi n’accordons-nous actuellement qu’une attention distraite aux philosophes indécis ou plutôt fort décidés à borner à l’analyse des idées toute la tâche de la philosophie : leur talent nous intéresse, leur style nous attache, mais les élégantes dissertations d’un Laromiguière nous font un peu l’effet des descriptions d’aurores et de crépuscules de l’abbé Delille. « L’idéologie, écrivait en 1804 Destutt de Tracy, me paraît se partager en physiologique et rationnelle : la première très curieuse et exigeant de vastes connaissances, mais ne pouvant guère, dans l’état actuel des lumières, se promettre d’autres résultats de ses plus grands efforts que la destruction de beaucoup d’erreurs et l’établissement de quelques vérités précieuses, mais encore peu liées entre elles ; la seconde, l’idéologie rationnelle, exigeant moins de science, ayant peut-être moins de difficultés, mais possédant des faits suffisamment liés en ne songeant qu’à leurs conséquences, a l’avantage d’être susceptible d’applications directes et de former déjà un système complet. C’est à celle-là, ajoute Tracy, que je me borne. Je prends nos facultés telles qu’elles sont et ne m’occupe que de leurs effets. » On ne saurait mieux dire ni expliquer plus clairement pourquoi, à l’heure qu’il est, Tracy et les autres philosophes de son école ont peu de lecteurs ; ils ont choisi la voie la plus aisée, celle de la psychologie descriptive et déductive et il s’est trouvé que le siècle s’est engagé dans la voie plus difficile à suivre