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trouvera dans cet ouvrage sur l’histoire de la philosophie pendant la Révolution la même sûreté d’érudition et la même fermeté de doctrines que dans les trois autres : il serait oiseux de faire ressotir ces qualités dans une œuvre de M. Ferraz. Peut-être serions-nous tenté de lui chercher querelle sur le titre qu’il a donné à son livre ; les philosophes dont il parle et les systèmes qu’il expose n’ont souvent qu’un rapport vague et assez éloigné avec la révolution. M. Ferraz a voulu désigner une époque et fixer une date, non indiquer le lien et l’unité de son livre : c’est au fond une histoire de l’idéologie chez les successeurs de Condillac. Il remarque, avec raison d’ailleurs, que de toutes les périodes de l’histoire de la philosophie française, celle qui s’étend de 1789 à 1804 et qui répond à l’histoire de la Révolution est la moins connue. Elle mérite pourtant d’être étudiée avec soin, moins peut-être pour sa valeur propre que parce qu’elle nous explique le mouvement qui a suivi et contient les germes que le siècle a développés.

L’ouvrage renferme bien des noms, les uns presque ignorés, les autres illustres, Garât, Tracy, Cabanis, Rivarol, Condorcet, Volney, Mme Condorcet, Villers, Saint-Martin, Chateaubriand (c’est l’ordre suivi par l’auteur dans son sous-titre). Quelle est l’unité de ces philosophies si diverses, si peu ressemblantes ? À coup sûr, elles gravitent toutes autour du sensualisme du siècle qui finit, mais le sensualisme s’est transformé en idéologie, et l’idéologie elle-même, d’abord purement théorique, devait s’adapter aux besoins et aux préoccupations du temps et devenir appliquée. II n’était pas possible que la philosophie, à cette époque de trouble et de rénovation, au milieu des batailles de rues et des batailles d’idées, se résignât à un rôle purement spéculatif. De là une division très simple de tout l’ouvrage en Idéologie théorique. Idéologie appliquée et Doctrines dissidentes. Quant aux rapports directs et palpables de la philosophie avec la Révolution, M. Ferraz les caractérise ainsi : « Une fois la Révolution commencée, que devient la philosophie ? En tant que philosophie militante, elle descend des livres dans les codes, elle sort tout armée des esprits pour pénétrer dans les faits sociaux. C’est elle qui s’affirme dans la prise de la Bastille, comme dans la nuit du 4 août ; dans la Déclaration des droits de l’homme, comme dans la proclamation de la République, et qui se décerne à elle-même, dans la fête de la Déesse-Raison, une bizarre apothéose. » Toutefois, en tant que philosophie spéculative, il était difficile qu’elle ne subît pas une éclipse passagère sinon qu’elle ne disparût entièrement : où trouver au milieu du fracas dune société qui s’écroule le calme et la sérénité des penseurs ? Il faut attendre que l’éloquence soit pacifiée. Il y aura donc en attendant plus de brochures que de livres, plus de professions de foi que de systèmes et souvent plus de sentimentalité béate ou farouche que de pensée virile et logiquement déduite.

C’est dire que le sujet manque parfois à l’historien et se dérobe sous sa plume ; mais aussi, pour remplacer l’intérêt des grands systèmes, que