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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

qualité du génie qui fit de Voltaire un immortel railleur fut solidaire de cette espèce d’exaltation, d’irrévérence et d’injustice qui lui fit outrager tant de choses et de personnes sacrées. La qualité du génie qui fit que Napoléon gagna tant de victoires fut solidaire de cette manie belliqueuse qui le conduisit en Russie et à Waterloo ; elle fut également solidaire du mépris qu’il afficha pour l’opinion, pour la diplomatie et le droit des gens. Mais faut-il retourner la proposition ? Le génie du grand homme doit-il quelque chose à son délire, si délire il y a ? Une folie qui non seulement respecte le génie d’un homme, mais qui le favorise, qui opère complaisamment dans le sens de ses besoins et de ses aptitudes, voilà une formule qui, pour le commun des mortels, aurait bien besoin d’être expliquée. Jusqu’à ce qu’elle l’ait été, je croirai que la découverte ou la peinture du vrai font plus que le sophisme pour la gloire d’un écrivain ; je croirai que c’est l’exacte prévision, non le dédain des possibilités réelles, qui fait le succès d’un homme d’action.

Je comprends qu’une imagination puissante ait à lutter contre un tempérament maladif ; je comprends que tout en surmontant les difficultés, elle en souffre, et, qu’elle ne sorte de la lutte qu’attristée, souillée ou diminuée ; elle triomphe néanmoins de toutes ces misères, si les organes qui la servent ont une réserve suffisante de forces saines et si elle-même s’est éprise d’un idéal à la fois nouveau et vrai, qui rallie ses tendances fécondes et leur assure une action victorieuse : tel était celui que Rousseau avait heureusement trouvé dans la poésie de la nature. Ce que je ne comprends pas, c’est que la vigueur d’un homme puisse devoir quelque chose à une maladie dont il souffre d’une façon constante. On dit, je le sais, que la perle est une maladie de l’huitre et la truffe une maladie du chêne. Mais ni l’huître ni le chêne ne profitent du produit que nous leur volons, tandis que l’humanité vit et se développe par les efforts de ses héros. Puis, si le génie est une maladie, que sera l’état du commun des hommes et que sera l’état des imbéciles ?

Henri Joly.