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pour se donner des croyances fixes et justifiées. Là il se montre à nous dans l’unité, maintenue jusqu’au bout, de sa pensée philosophique, écartant des objections qu’il ne pouvait résoudre, « mais qui se rétorquaient par d’autres objections non moins fortes dans le système opposé » ; laissant là les arguments captieux, les difficultés qui passaient sa portée « et peut-être celle de l’esprit humain », bravant le scepticisme moqueur de la génération présente, pour chercher un accord avec les sages de tous les temps et de toutes les nations, s’arrêtant enfin aux principes fondamentaux appropriés « à sa raison, à son cœur, à tout son être » et portant « le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence des passions ».

Nulle part il n’y a rien de plus touchant, rien de plus beau que ce mélange d’assurance et de modestie avec lequel il se repose dans cette foi définitive. « Aujourd’hui que toutes mes facultés, affaiblies par la vieillesse et les angoisses, ont perdu tout leur ressort, irai-je m’ôter à plaisir toutes les ressources que je m’étais ménagées et donner plus de confiance à ma raison déclinante, pour me rendre injustement malheureux, qu’à ma raison pleine et vigoureuse pour me dédommager des maux que je souffre sans les avoir mérités ? » Il faut lire toute la suite pour admirer comme elle le mérite cette dialectique apaisée, mais forte encore et surtout lucide.

Ainsi, ces crises des quatre dernières années, nous croyons maintenant les connaître. Par des poussées congestives intermittentes, elles ont développé chez Rousseau des accès de manie où sa raison et sa vie même furent bien souvent en danger de subir une catastrophe définitive. Ces accès néanmoins, il est impossible de les confondre avec l’état permanent d’irritabilité nerveuse, d’exagération, de sauvagerie, d’imagination soupçonneuse et de passion anti-sociale qui furent toujours les côtés faibles de Rousseau. Les crises passées, le naturel ancien se retrouvait intact, avec tout ce qu’il avait de misérable et de divin. C’est pourquoi il nous a paru que décidément le mot de folie, dans son acception rigoureuse et scientifique, ne pouvait point s’appliquer à Jean-Jacques Rousseau.

Si cela est, le problème de l’accord du génie et de la folie dans Rousseau tombe ou du moins se réduit à bien peu de chose. Que la qualité de son génie ait été solidaire de son exaltation et des excès qui le compromirent si souvent, cela est indubitable, c’est ce qu’on peut dire de presque tous les grands hommes. La tension qui fait agir si puissamment tous les ressorts de leur organisme mental est aussi ce qui les violente et les use et très souvent les fausse. C’est encore cette tension de certaines facultés qui en laisse d’autres dans la torpeur ou qui les abandonne en quelque sorte à elle-mêmes. La