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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

qu’au jour où survint le dernier (qui éclata sous une forme plus particulièrement apoplectique et qui l’emporta — car l’hypothèse du suicide n’a jamais pu être démontrée). Il avait fini par les attendre, ces crises, et par les supporter patiemment, dit-il, comptant sur la guérison accoutumée.

« Convaincu de l’impossibilité de contenir les premiers mouvements involontaires, j’ai cessé tous mes efforts pour cela ; je laisse, à chaque atteinte, mon sang s’allumer, la colère et l’indignation s’emparer de mes sens ; je cède à la nature cette première explosion, que toutes mes forces ne pourraient arrêter ni suspendre. Je tâche seulement d’en arrêter les suites avant qu’elle ait produit aucun effet. Les yeux étincelants, le feu du visage, le tremblement des membres, les suffocantes palpitations, tout cela tient au seul physique, et le raisonnement n’y peut rien. Mais, après avoir laissé faire au naturel sa première explosion, l’on peut redevenir son propre maître en reprenant peu à peu ses sens : c’est ce que j’ai tâché de faire longtemps sans succès, mais enfin plus heureusement…[1] »

Dans les états qui succédaient à ces attaques passagères, qu’était désormais Rousseau ? Ce qu’il avait toujours été : ni plus ni moins sensé, ni plus ni moins orgueilleux, ni plus ni moins épris de ses rêveries et de ses chimères, les unes nobles et gracieuses, les autres souillées par le souvenir et par l’apologie de tous ses vices. Il est afi’aibli et il le sent, mais il ne répudie aucune de ses idées, il ne rompt aucune de ses habitudes. Son génie continue à se déployer, avec la même inégalité, dans les divers genres où il s’était donné carrière durant toute sa vie : ici, ses dialogues pleins de subtilités, de longueurs, de sophismes et d’arguties, parce qu’il y discute contre les hommes et sur lui-même ; là, ses admirables rêveries d’un promeneur sohtaire, pleines d’un charme que sa mélancolie résignée n’a fait qu’adoucir, sans y rien mêler cette fois de nuageux ni d’utopique.

Cette fidélité à soi-même qu’il retrouve dans les intervalles de ses crises, elle ne se soutient pas seulement dans l’intensité de son imagination, dans le charme de sa rêverie, dans son amour de la vraie nature, dans l’émotion attendrissante de son style. Elle se soutient aussi dans ces idées qui ont fondé chez nous, comme l’a dit Victor Cousin, la philosophie populaire, qui ont combattu, dès leur apparitions, les maximes de la philosophie sensuahste et devancé, on le reconnaît aujourd’hui, quelques-unes des idées de Kant. Dans la troisième de ses Promenades (écrites la dernière année de sa vie), Rousseau passe en revue tous les efforts qu’il a faits dès sa jeunesse

  1. Huitième promenade.