Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXX.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
64
revue philosophique

ment a-t-il eu connaissance de mes malheurs ? Je n’en sais rien et probablement il n’en savait rien lui-même ; mais il les a prédits. »

Ce récit se passe de commentaire. On y voit bien ce coup subit qui ébranle le système nerveux et y jette un désordre inaccoutumé ; on y voit aussi, non pas cette fois une exagération, mais une croyance à quelque chose de nettement impossible.

Cet état, qui se greffe sur l’état habituel de Rousseau, mais qui s’en distingue, a-t-il été constant dans ces quatre dernières années auxquelles fait allusion Corancez ? Y eut-il là une crise dernière, amenant ce « changement de front » total dont parlent les aliénistes ? Ou bien y eut-il des crises successives et espacées, dont chacune exaspérait son imagination et lui faisait dire ou faire des insanités, mais cédait ensuite pour un temps à la réaction des forces saines ? C’est cette seconde hypothèse qui me semble la vraie.

Rousseau lui-même nous a fait l’aveu et nous a donné la description de plusieurs de ces crises. Ses récits concordent parfaitement avec celui de Corancez (ce qui leur donne une certaine autorité) ; mais il montre que c’étaient là des espèces d’attaques quasi foudroyantes, assez courtes, en somme, et dont sa raison, une fois l’accès passé, ne demeurait pas complètement victime. Il va, par exemple, à Notre-Dame pour y déposer sa fameuse protestation, et il aperçoit tout à coup devant lui une grille qu’il n’avait jamais remarquée.

« Au moment, dit-il, que j’aperçus cette grille, je fus saisi d’un vertige comme un homme qui tombe en apoplexie, et ce vertige fut suivi d’un bouleversement dans tout mon être, tel que je ne me souviens pas d’en avoir éprouvé jamais un pareil. L’église me parut avoir tellement changé de face que, doutant si j’étais bien dans Notre-Dame, je cherchais avec effort à me reconnaître…, etc., etc. Revenu peu à peu de mon saisissement, je ne tardai pas d’envisager d’un autre œil le mauvais succès de ma tentative… J’avais dit dans ma suscription que je ne m’attendais pas à un miracle, et il était clair néanmoins qu’il en aurait fallu un pour faire réussir mon projet… ; car mon idée était si folle… que je m’étonnais moi-même d’avoir pu m’en bercer un moment. »

Voilà, trait pour trait, la description d’un de ces accès de congestion cérébrale qu’on a voulu confondre un instant avec un accès épileptique et que d’autres auteurs ont plus justement dénommé congestion à forme maniaque[1]. Rousseau en éprouva plus d’un, jus-

  1. Voy. dans le Traité pratique des maladies du système nerveux de Grasset le chapitre sur la Congestion cérébrale et notamment les pages 96-98.