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gner. » Avant tout, Rousseau mettait en cause les gens qui l’avaient vu, qui étaient venus troubler ses habitudes ou contrarier ses goûts ; puis, il s’obstinait à vouloir « vérifier » et à vouloir se disculper. « Je dois jusqu’à la fin, disait-il, dans le troisième dialogue, faire tout ce qui dépend de moi, sinon pour ouvrir les yeux h cette aveugle génération, du moins pour en éclairer une plus équitable. » L’histoire de l’écrit qu’il voulut déposer à Notre-Dame est bien étrange. C’est dans le récit qu’il en fait que se trouve pourtant cette belle phrase, l’une de celles qui ont pu être les plus dignes d’inspirer Kant : « L’espérance éteinte étouffe bien le désir, mais elle n’anéantit pas le devoir, et je veux jusqu’à la fin remplir le mien dans ma conduite envers les hommes. Je suis dispensé désormais de vains efforts pour leur faire connaître la vérité, qu’il sont déterminés à rejeter toujours ; mais je ne le suis pas de leur laisser les moyens d’y revenir autant qu’il dépend de moi, et c’est le dernier usage qu’il me reste à faire de cet écrit. »

Enfin ne sommes-nous pas aussi loin que possible de l’état vrai de Jean-Jacques, lorsque nous arrivons à ce symptôme en quelque sorte suprême : « Il y a là, on ne saurait trop le dire, autre chose que l’exagération d’une tendance naturelle : les esprits les plus craintifs n’y sont pas les plus prédisposés ; c’est un élément pathologique nouveau introduit dans l’organisme moral »[1].

Quand on a relu soigneusement toutes les descriptions authentiques du vrai délire des persécutions, savez-vous comment on représente Rousseau frappé enfin de ce mal ? Eh bien, il eût oublié tout son passé, Mme de Warens et Thérèse, et ses livres et ses succès. Il eût fait comme cet officier supérieur qui, dans la banlieue de Paris, en 1870, entendait le canon des Prussiens et n’y croyait pas, mais se préoccupait des tours d’un envieux dont le nom même lui était inconnu ; ou bien encore comme ces gens qui traversent une révolution et perdent leur fortune sans s’en apercevoir, mais, s’inquiètent d’une chaise dérangée ou d’un coup de sonnette. Il eût pris constamment souci, non de sa réputation et de ses écrits, mais de quelque détail matériel insignifiant. Il eût pris ombrage non de Hume ou de M. de Choiseul ou de d’Holbach, mais d’un enfant. d’un passant, d’un individu rencontré pour la première fois et par hasard.

En réalité, le mal dont souffrit Rousseau, de très bonne heure, fut cette faiblesse irritable des nerfs que les médecins d’aujourd’hui nomment la neurasthénie. Elle faisait le fond sur lequel son imagi-

  1. Lasègue, travail cité.