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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

sécutions ». Mais la mélancolie dépressive, encore une fois, n’a pu être le fait d’un homme qui écrivait, si peu de temps avant sa mort, les admirables Rêveries d’un promeneur solitaire. La mélancolie anxieuse l’était encore moins puisque « le sujet qui en souffre, nous dit Falret, s’accuse lui-même de crimes imaginaires, au lieu d’en accuser les autres ». Certes nous sommes ici aux antipodes de l’état mental du pauvre Jean-Jacques. Reste donc le délire des persécutions.

C’est bien ici en effet que la ressemblance apparente est le plus de nature à faire illusion ; mais, chose étonnante, autant le rapprochement semble indiqué pour un littérateur ou un homme du monde, autant il doit l’être peu pour un aliéniste ou un clinicien.

Prenons l’un après l’autre les caractères spéciaux du vrai délire de persécution, d’après Lasègue et Falret[1].

Que voit-on tout d’abord ? « Des inquiétudes qui reposent sur des faits d’ordre tout à fait secondaire, sur des niaiseries ou des taquineries, sur des misères : rien qui soit en rapport avec les grandes passions qui agitent ordinairement l’humanité à l’état normal, telles que l’amour, la jalousie, etc… » Or, Rousseau se plaignit bien des fois de petites taquineries, cela est vrai ; mais il est vrai aussi qu’à ses yeux chacune d’elles mettait en jeu sa réputation littéraire, son honneur, sa fidélité à ses théories. Nous ne touchons donc ici à l’état mental de Rousseau que pour nous en éloigner tout aussitôt.

Nous en sommes plus éloignés encore quand nous lisons dans nos aliénistes que le malade, « éprouvant des symptômes physiques impossibles à décrire et qu’il ne peut pas expliquer, les rapporte à une persécution qu’il ne comprend pas ». Jamais Rousseau n’a pris texte de ses infirmités physiques pour accuser qui que ce soit. Il ne s’explique pas pourquoi on le persécute autant qu’il croit qu’on le fait ; mais il comprend parfaitement la nature de cette persécution et la voit très bien inspirée par des motifs politiques et par des jalousies littéraires. Il l’exagère, il la voit souvent là où elle n’est pas, il en souffre démesurément et s’en occupe toujours ; mais cette exagération-là n’est point une invention construite de toutes pièces pour expliquer une impression morbide subjective.

La ressemblance s’efface encore davantage pour nous quand on nous dit : « Une fois l’idée de persécution entrée dans l’esprit du malade, il ne tient plus à vérifier ;… il met en cause des gens qu’il n’a jamais vus et il ne cherche ni à les connaître ni à les voir : il se résigne au rôle de victime et ne tient pas autrement à se rensei-

  1. Voy. Lasègue, Études médicales, t.  I.