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grande importance. Chez les fous, ce n’est pas l’orgueil, vice habituel et inné, si l’on veut, du caractère qui produit la mégalomanie ; c’est l’agrandissement subit et monstrueux de toutes choses dans leur imagination malade qui les grandit eux-mêmes, comme tout le reste, à leurs propres yeux. Le mégalomane ne compte que par millions, en toutes choses ; il exagère tout indistinctement, ce qui le touche et ce qui ne le touche pas. Donc, si timide et si modeste qu’il ait pu être avant son mal, il s’attribue à lui-même des facultés, des jouissances, des revenus, des aventures incommensurables. L’orgueilleux, lui, débute par enfler sa propre importance ; puis il exagère ce qui l’intéresse, ce qui est propre à donner de sa personne une idée plus considérable, et il rapetisse tout le reste. Cette distinction suffit déjà pour montrer tout ce qu’il y a d’indiscret dans l’emploi de ces mots techniques pris — quoi qu’on en dise — dans un sens vague et métaphorique. Qu’on y regarde attentivement, on verra que l’orgueil de Rousseau et sa manie d’exagérer viennent de deux sources différentes, la première de son caractère, la seconde de son imagination.

L’une et l’autre ont pu successivement le faire sentir, c’est-à-dire jouir et souffrir, avec excès, car il était tour à tour très heureux et très malheureux pour de petites choses. N’oublions pas cependant que l’attrait auquel cette imagination cédait le plus volontiers, c’était bien celui de la nature ; n’oublions pas tout ce qu’elle a su nous représenter de charmant, de grand et de vrai.

Rousseau a été triste, d’une tristesse mortelle. A-t-il donc été lypémaniaque ? Mais le caractère essentiel de la lypémanie est un engourdissement profond de toutes a les manifestations extérieures, aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre organique ». Or, Rousseau demeure jusqu’au bout fort agité, et nul ne peut relever en lui le moindre symptôme de cet anéantissement de la volonté qu’on nomme aboulie.

A-t-il été frappé de ce qu’on appelle quelquefois le délire par accès ? Mais son irritation contre ses ennemis, sa sauvagerie, ses soupçons, tout cela était permanent.

Voyons si lui-même, très ingénieux dans l’analyse de ses propres misères, ne nous mettrait pas sur la voie. Dans le second Dialogue où il répond au Français qui l’accuse, il dit : « La fuite est un effet bien plus naturel de la crainte que de la haine. Il [Rousseau] ne fuit pas les hommes parce qu’il les hait, mais parce qu’il en a peur. » À la lecture de ces lignes, je me reporte à un passage de Falret où je vois : « La tristesse est la base de la mélancolie dépressive, la crainte celle de la mélancolie anxieuse, et la défiance celle du délire des per-