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je ne sais pas pourquoi, elles ne sont fausses ni l’une ni l’autre. Les libelles anonymes remplis de calomnies grossières, l’explosion d’une haine populaire qui s’attaquait à lui sans le connaître, la lapidation de Motiers, l’expulsion de l’Île de Saint-Pierre, la prétendue lettre du roi de Prusse, tous ces griefs de Rousseau contre la société dans laquelle il vivait étaient réels. Il en ajoutait d’autres qui venaient des récits mensongers de sa triste compagne ; il était alors dupe des histoires qu’elle inventait, mais lui personnellement n’inventait rien. Égaré par les insinuations et les manœuvres de Thérèse, il interpréta fort mal certains actes de David Hume : son imagination qui grossissait tout dénatura l’attitude protectrice, mais froide et assez dédaigneuse de son hôte. Ici, comme l’écrit Mme de Boufflers, « sa colère n’est pas fondée, mais elle est réelle ». Est-ce même assez dire ? Non seulement sa colère est réelle, c’est-à-dire sincère ; elle n’est pas sans être provoquée par des indices et par des semblants (tout au moins) de duplicité.

Battu par tous ces orages, il voulut fuir de plus en plus la société. Rien n’était plus conforme aux tendances invétérées de son caractère, autant qu’à ses théories. Dans ses Dialogues, où fourmillent les idées noires et les idées peu sensées, il dit : « On savait qu’étranger et seul, il était sans appui, sans parents, sans assistance, qu’il ne tenait à aucun parti et que son humeur sauvage tendait elle-même à l’isoler ; on n’a fait, pour l’isoler tout à fait, que suivre sa pente naturelle, y faire tout concourir, et dès lors tout a été facile. » Cela est absolument vrai. Quant aux effets de cette solitude de plus en plus profonde, ils étaient inévitables : elle devait augmenter pour le public le mystère dont il s’entourait, elle le mettait plus en butte aux railleries des lettrés et à la curiosité bizarre de la foule ; puis, pour lui-même, elle accroissait l’épaisseur de ces ténèbres au fond desquelles son imagination voyait agir ses ennemis.

Demandons à l’un de ces derniers un jugement impartial. Aussitôt après la mort de Rousseau (en juillet 1778), Grimm écrit en parlant de lui : « Cette âme, naturellement susceptible et défiante, victime d’une persécution peu cruelle à la vérité, mais fort étrange ; aigrie par des malheurs qui furent peut-être son propre ouvrage, mais qui n’en étaient pas moins réels ; tourmentée par les tracasseries d’une femme qui voulait être seule maîtresse de son esprit ; cette âme, à la fois trop forte et trop faible, voyait sans cesse autour d’elle des fantômes attachés à lui nuire. Sur tout autre objet, son esprit conserva jusqu’à la fin toute sa force et toute son énergie. »

Ainsi l’imagination de Rousseau travaillait douloureusement, mais sur des données qu’elle n’inventait pas : les tristes chimères qu’elle