Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXX.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
57
h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

permission et contrairement aux engagements qu’il avait pris ? Mais tout cela était bel et bien à craindre, car tout cela se pratiquait souvent et largement. Enfin son Émile paraît : il regrette alors sincèrement les accusations de fourberie qu’il a lancées contre d’honnêtes libraires et les soupçons qui, « dans son esprit prévenu, s’étaient changés en certitude ». Mais voici un autre orage : le livre, qui contient la profession de foi du vicaire Savoyard, est déclaré impie et blasphématoire ; il est lacéré et brûlé en la cour du Palais, et l’auteur lui-même, décrété de prise de corps, n’échappe à la prison que par la fuite. Saint-Marc Girardin[1] a parfaitement expliqué comment le malheureux Rousseau avait dû être hors d’état de rien comprendre à un pareil déchaînement. Lui, qui était si soupçonneux, commença par n’en rien croire et par dire que « ce bruit était une invention des Holbachiens pour tâcher de l’effrayer et pour l’exciter à fuir ». En effet il y avait là une véritable énigme, et il n’était point facile à Rousseau d’avoir le mot de cette comédie — car c’en était bien une. « Comme il avait fait son livre contre la philosophie irréligieuse [et matérialiste], non contre l’Église, c’était du côté des philosophes qu’il attendait la guerre et non du côté de l’Église ou du Parlement. De plus, il croyait avoir pour lui le crédit de Mme de Luxembourg, qui connaissait beaucoup l’ouvrage, et l’appui de M. de Malesherbes, il croyait même être certain de la faveur du ministère. Que pouvait-il donc craindre ? Rousseau ne savait pas que le ministère lui-même, c’est-à-dire M. de Choiseul, songeait à frapper les jésuites» et qu’en frappant l’Émile comme n’étant pas assez religieux, il tenait à montrer qu’il était meilleur chrétien que les jésuites ». — « Le Parlement résolut donc de poursuivre Rousseau, afin de paraître un zélé défenseur de la religion ; le ministère servit les poursuites pour avoir le même mérite, et c’est ainsi que celui qui aurait dû être soutenu par le Parlement, par le pouvoir et même par l’Église, comme un auxiliaire contre les philosophes, auxiliaire indiscret et incommode, je l’avoue, mais puissant, celui qui s’attendait à être pris comme un allié et qui s’y prêtait au fond d’assez bonne grâce, se vit tout à coup attaqué par le Parlement, abandonné par la Cour et renié par les philosophes[2]. »

Donc, ces deux assertions qu’on relit à chaque pas dans les Confessions, dans les Lettres et dans les Dialogues : je suis persécuté et

  1. Lui cependant, avec un à peu près plus littéraire que scientifique, parle du délire de Rousseau.
  2. Saint-Marc Girardin explique encore très finement comment Rousseau paya pour les autres, parce qu’il signait ses écrits, tandis que les autres écrivaient tous sous l’anonyme.