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en dehors de toute réalité. Le malade ferme les yeux sur les faits qui le contredisent : c’est le moyen d’avoir toujours raison : aussi soutient-il sans broncher le personnage que les combinaisons intérieures de son cerveau lui ont une fois imposé.

Est-ce là le cas de Rousseau ? Avant de discuter tel ou tel épisode de sa vieillesse, prenons l’ensemble de sa vie et demandons-nous s’il a, dans le sens propre du mot, déliré ?

Y a-t-il eu chez lui ce qu’on appelle le délire des actes, c’est-à-dire des impulsions irrésistibles et sans rapport soit avec les vues habituelles, soit avec les sentiments préférés ? Non.

Est-ce la sensibilité qui a déliré ? Elle lui a procuré des émotions très fortes : elle l’a rendu tour à tour très heureux et très malheureux. Mais, c’est encore un aliéniste de profession qui le dit[1], « pour la sensibilité, nous n’avons pas, comme pour la raison, une mesure invariable dont aucune intelligence n’a le droit de s’écarter ; les exagérations sentimentales se concilient, dans une certaine limite, avec l’état sain de l’esprit, il n’y a là ni vérité ni erreur, et les degrés extrêmes qu’on appelle folie touchent de près à ceux qu’on retrouve dans les organisations ordinaires ». Tel homme sera capable de mourir, littéralement, d’une émotion qui effleurera légèrement son voisin ; il ne sera pas fou pour cela, du moment où sa douleur répond, si démesurément que ce soit, à un motif. Éprouvez-vous une dose de plaisir ou de souffrance qu’on puisse apprécier par 10, pour un événement imaginaire, invraisemblable ou sans aucune signification, vous êtes plus près de la folie que si vous éprouviez une quantité d’émotion appréciable par 100 ou par 1000 à propos d’un événement grossi par vous, mais réel, possible tout au moins et qui vous touche.

Reste donc à savoir si l’intelligence de Rousseau a déliré[2]. Allons tout de suite au point capital : ces ennemis, ces persécuteurs, ces espions dont il parle à tout moment, les a-t-il inventés ?

M. Brunetière a sincèrement rappelé comment Rousseau fut très loin d’être dans la chimère et dans le faux absolu quand il parlait de ses persécutions. Que craignait-il d’abord par-dessus tout ? Qu’on ne falsifiât ses ouvrages, qu’on n’en publiât des fragments sans sa

  1. Lasègue, Études médicales.
  2. Le délire de la sensibilité peut encore, cela va de soi, s’apprécier à l’une des deux mesures dont nous avons parlé tout à l’heure : un désaccord profond avec l’émotivité de ses contemporains, ou un changement radical et subit dans sa manière personnelle de sentir et d’être ému. Par exemple, admettons que Racine soit réellement mort de chagrin, comme on l’a dit, pour s’être cru méprisé de Louis XIV, personne ne s’avisera de dire qu’il soit devenu fou. Supposez qu’un écrivain d’aujourd’hui fasse une maladie pour avoir déplu au Président de la République, sa famille serait certainement tentée d’aller consulter un aliéniste.