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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté conforme à mes nouveaux principes s’ennoblissait dans son âme, y prenait l’intrépidité de la vertu. C’est, j’ose le dire, sur cette auguste base qu’elle s’est soutenue[1]. »

Ce passage est bien curieux : on y voit un progrès et finalement un ensemble où tout Rousseau est résumé. Au début sont des dispositions qui tiennent évidemment à la sensibilité physique, mais qui, à elles seules, n’eussent fait qu’un être à la fois vulgaire et bizarre. Qu’y aura-t-il au bout ? Une théorie de la « vertu… intrépide », c’est-à-dire sauvage et systématiquement ennemie de la société. Entre les deux, il y a bien, comme nous l’avons dit, l’imagination qui se compose un personnage fictif et qui obtient pour lui le secours de doctrines flatteuse, entremêlées de sophismes spéciaux et de vérités désormais conquises.

En résumé, il y eut dans la nature première de Rousseau plus d’une contradiction et d’une dissonance. Fut-il le jouet inconscient de ces impulsions incohérentes ? Dans la vie proprement dite, souvent ; dans sa vie de penseur et d’écrivain, rarement. Son Imagination en somme était éprise de vérité et de beauté. Il faussa gravement cette vérité dans la politique, mais il la rétablit dans la plus grande partie de la science de l’éducation, il la respecte, l’embellit et (selon le mot qu’il répète si souvent) l’adora dans la nature. Toutes les fois donc que son génie travaillait à son œuvre de prédilection, il imposait à toutes ses tendances une règle et une unité. Nous avons même vu que, jusque dans ses bizarreries, sa conduite était gouvernée par les exigences de ce personnage que son imagination s’était composé. C’est pourquoi sans doute Bernardin de Saint-Pierre, après l’avoir longuement fréquenté, nous a dit de lui :

« Il n’y avait pas d’homme plus conséquent avec ses principes. » Le second signe de la folie (la désagrégation de son propre caractère et la transformation de sa personnalité) me paraît donc manquer tout autant que le premier dans l’ensemble de la vie de Rousseau.

IV

Le délire, dira-t-on, est quelquefois conséquent avec lui-même. Le délire des grandeurs, le délire des persécutions, toutes les monomanies enfin suivent avec obstination la voie qu’elles se sont ouverte

  1. 2e partie, livre VIII.