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Diderot produira naturellement des effets nouveaux. Il craindra toujours qu’on ne lui témoigne plus de curiosité que de bienveillance et qu’après l’avoir vu pour se satisfaire, on ne le montre ensuite aux autres en se vantant de l’avoir apprivoisé. Il redoutera les pièges que cacheront à ses yeux l’ostentation des services et les cadeaux ; il redoutera également la tyrannie de l’admiration vraie ou feinte ; il dira, en parlant de Mme du Deffant, qu’il a mieux aimé s’exposer « au fléau de sa haine qu’à celui de son amitié ».

Tout cela est passionné, tout cela est exagéré par une imagination que la souffrance et la solitude assombrissent ; mais rien de tout cela n’est hallucinatoire, et surtout rien de tout cela n’a éclaté subitement à un moment donné de sa carrière.

Ces défiances de son imagination s’accordèrent du reste très bien avec certaines délicatesses de son cœur. Il avait horreur des querelles. Il en eut beaucoup cependant (car n’est-ce pas souvent aux choses que l’on craint le plus qu’on est le plus exposé ?) ; mais il faisait sincèrement tous ses efforts pour n’être engagé dans aucune. Quand il avait besoin d’une personne et se sentait lié à elle pour jamais, il ignorait tout de parti pris ou se résignait à tout : c’est ce qu’il fit si longtemps avec Thérèse. Quand il sentait la mésintelligence devenir plus aiguë, il aimait mieux rompre et, s’il y mettait d’ordinaire une brusquerie un peu sauvage, il y apportait aussi intérieurement une nuance de sentiment qui ne laissait pas que d’être touchante. « Mieux vaut mille fois, écrivait-il, cesser de se voir, s’aimer encore et se regretter quelquefois. »

Enfin, il avait une raison plus permanente, et dirai-je plus désintéressée, de se défier des gens qui lui écrivaient ou qui venaient le voir : tout visiteur et tout correspondant ne risquaient-ils pas d’interrompre ou son commerce avec le monde imaginaire ou son commerce avec la nature ? « Quand prêt à partir pour ce monde enchanté je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur terre, je ne pouvais modérer ni cacher mon dépit ; et n’étant plus maître de moi, je leur faisais un accueil si brusque qu’il pouvait passer pour brutal[1]. »

Il glissait d’autant plus aisément sur cette pente que, non content d’avoir transfiguré ses amis et ses maîtresses, il s’était composé à lui-même un personnage. « Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de pouvoir m’y assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en dispensât. Ma sotte et mauvaise timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour

  1. 2e partie, livre IX.