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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

ma présence, je ne sens rien, je ne pénétre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient : je me rappelle le lieu, le temps, le son, le regard, le geste, la circonstance ; rien ne m’échappe. Alors sur ce qu’on a dit ou fait, je trouve ce qu’on a pensé, et il est rare que je me trompe[1]. »

« Il est rare que je me trompe » Rousseau se fait ici quelque illusion. Je ne crois pas, il est vrai, qu’il se trompe toujours en matière grave, et surtout quand un intérêt d’ordre esthétique ou littéraire est en jeu. Il y a chez lui des portraits admirables, celui de Diderot, celui de Mme de Luxembourg, celui de Mme de Houdetot (pour n’en pas citer d’autres) et qui sont aussi exacts que vivants. Mais il est hors de doute que cette méthode d’évocation est bien dangereuse et qu’il n’y a rien de plus propre à rendre un homme victime de ses défiances.

Il y a une autre raison qui achève d’expliquer les habitudes ombrageuses de Rousseau : c’est encore le tour de son imagination qui la fournit.

Il avait toujours été très timide[2] : il sentait que, dans la vie ordinaire, il y avait une disproportion assez grande entre ses moyens et ses désirs ; de là sa crainte de la raillerie. Elle éclate déjà dans le charmant récit de ses amours avec Mme de Larnage. « Les sarcasmes malins du marquis auraient dû me donner au moins la confiance que je n’osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers d’esprit dont moi seul étais capable, je ne m’étais imaginé qu’ils s’entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva de me renverser la tête et me fit faire le plus plat personnage dans ma situation où mon cœur, qui était réellement pris, m’en pouvait dicter un assez brillant. » La même mésaventure lui arriva plus tard (et il l’avoue) près de Mme d’Houdetot.

Devenu célèbre et orgueilleux de son génie, il dut moins redouter le persiflage. Cette disposition d’esprit se retrouvera néanmoins partout dans sa vie : les circonstances l’auront modifiée, mais on la reconnaîtra bien aisément.

Il ne craindra plus d’être raillé et tourné en ridicule, mais il craindra d’être rendu odieux par la calomnie. Au fond, ce sera la même terreur de l’opinion d’autrui, la même défiance de soi dans le commerce du monde. On le recherchera : mais alors ce mélange constant d’orgueil et de timidité qu’on remarque chez lui comme chez

  1. Confessions, 1re partie, livre III.
  2. Il n’avait pas encore seize ans (voy. Confessions, 1re partie, livre I) que son goût pour la solitude qui, dit-il, a modifié toutes ses passions, était déjà déterminé pour la vie.