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capable de transformer ainsi toutes choses ; la vie pratique s’en trouve moins bien. De là toutes les souffrances chimériques et toutes les manies qui nous étonnent ou nous font pitié chez tant d’ « artistes », quand, au lieu de regarder uniquement dans leurs œuvres, nous pénétrons dans leur existence de tous les jours.

Tout homme d’imagination, mis en face de l’inconnu, le remplit aussitôt d’événements, le peuple de créatures. Seulement, les uns ont l’imagination gaie et voient tout en rose ; les autres l’ont triste et voient tout en noir. Les uns donc n’attendent que le plaisir de tout ce qui a un air de mystère, et c’est ce qui fait qu’ils s’y jettent à l’étourdie, jusqu’à y sombrer quelquefois. Quant aux autres, tout ce qui manque de clarté les inquiète et les paralyse. Jean-Jacques était de ces derniers : il l’a compris et nous l’a fait comprendre clairement : « Jamais un malheur quel qu’il soit ne me trouble ni ne m*abat, pourvu que je sache en quoi il consiste ; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres ; je redoute et je hais leur air noir. Le mystère m’inquiète toujours. L’aspect du monstre le plus hideux m’effrayerait peu, ce me semble ; mais si j’entrevois de nuit une figure dans un drap blanc, j’aurai peur… Voilà donc mon imagination, qu’allumait ce long silence, occupée à me tracer des fantômes. » À propos de quoi Rousseau nous donne-t-il cette analyse ? À propos des craintes sans nombre que lui occasionna la suspension de l’impression de l’Émile, Ce fut là l’un des troubles les plus furieux de son existence, et lui-même, on le voit, nous l’explique de la façon la plus naturelle.

Il nous explique encore parfaitement bien ses défiances et quelques-unes de ses injustices. L’homme qui vit beaucoup par l’imagination est distrait. On agit devant lui, on lui parle : il poursuit la réflexion ou la rêverie commencées. C’est après coup que, dans un moment de loisir, il revient à part lui sur l’attitude et sur les paroles de ceux auxquels il a eu affaire. Son imagination se mêle alors à ses souvenirs, efface les uns, avive les autres et reconstruit un tableau plus vif que fidèle. Qui n’a pas connu et fréquenté de pareils hommes ? Qui n’a eu souvent à se prémunir contre leurs soupçons tardifs, invérifiables et d’autant plus dangereux ? Tel était certainement Rousseau : écoutons-le.

« J’ai étudié les hommes et je me crois assez bon observateur. Cependant, je ne sais rien voir de ce que je vois, je ne vois bien que ce que je me rappelle[1], et je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en

  1. Voy. 2e partie, livre XI.