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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

de la sensibilité ? Est-ce que l’une ne procède pas de l’autre ? Est-ce que la seconde fait autre chose que de prolonger la première en l’agrandissant ? — Oui, l’imagination prolonge la sensibilité en l’agrandissant, et même en la transformant. C’est avec cette puissance de transfiguration esthétique que l’imagination s’achemine au génie. Qui en douterait n’aurait qu’à relire les Confessions : Rousseau lui-même l’édifierait sur la distinction de ces deux facultés qui, d’abord unies à leur source, vont ensuite en se développant chacune à part.

« C’est une chose bien singulière, écrivait-il, que mon imagination ne se montre jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses ; elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont : elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver ; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs ; et j’ai dit cent fois que si jamais j’étais mis à la Bastille, j’y ferais le tableau de la liberté[1]. »

Que n’a-t-il pas dit à cet égard ? Dans les bras mêmes de Mme de Warens, il fallait qu’en imagination il se donnât une autre maîtresse[2]. «Je me la figurais à sa place, je me la créais de mille façons, pour me donner le change à moi-même. » C’est pour continuer à se donner le change (en quels termes incomparables ne l’a-t-il pas expliqué dans le livre IX de la seconde partie des Confessions), qu’ « oubliant tout à coup la race humaine », il se fit « des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes, dit-il, par leurs vertus que par leur beauté… » Pour les mieux voir agir et parler, il les fit vivre dans des lieux réels, dans ceux qu’il avait le plus goûtés durant sa jeunesse et autour desquels son cœur « n’avait jamais cessé d’errer ». Là, quoi qu’il en dise, il embellit ce qui est, il ne le dénature pas, car les plaisirs qu’il dut à la campagne sont toujours demeurés pour lui sans mélange, et rien ne les a jamais altérés dans son souvenir. Mais il prêtait à ses héros les sentiments et les idées d’une société toute renouvelée d’après les principes du Contrat social et de l’Émile. De là cette étroite parenté de tous ses grands ouvrages, ce qui fait que ses Confessions, ses traités politiques et ses romans se commentent les uns par les autres.

L’art et la fantaisie s’accommodent parfaitement d’une imagination

  1. 1re partie, livre IV.
  2. Voy. 1re partie, livre V.