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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

des plus osées). Mais où prend-on qu’il y ait là une sensibilité si à part ?

Je ne nie point que cette sensibilité ne se soit souvent aiguisée ou raffinée d’une façon bien surprenante : mais ce que je soutiens, c’est qu’elle ne mettait nullement Rousseau hors de la loi de son époque. Elle multipliait au contraire pour lui les points de contact, les points d’action et (je le reconnais aussi) de conflit. Si intense que fût sa vie intérieure et tout individuelle, il sentit avec les autres, il sympathisa, dans le sens propre du mot, avec bien des opinions et des sensibilités. De là cette influence qu’il exerça, de là ces oppositions qu’il ressentit, de là sa gloire et ses malheurs. Mais y avait-il en lui un état affectif qui le condamnât à s’abîmer solitairement dans des joies ou dans des souffrances incompréhensibles pour les autres ? Non.

III

Les vilains côtés de Rousseau sont nombreux et ils sont saillants ; il a été bizarre, il a été défiant, il a été d’une faiblesse déplorable, il a contracté une liaison indigne de lui, il a compromis son génie par de sales peintures, il a manqué à des devoirs sacrés, il nous a donné des récits scandaleux dont quelques-uns, dit-on, sont mensongers, dont quelques autres ont le tort, plus grave peut-être, en la circonstance, d’être exacts.

Mais à quoi ont tenu et comment se sont développées toutes ces misères ? Ceux qui soutiennent que Rousseau a été fou de longue date donnent une explication, qui, dans l’état actuel de la science, détruit leur propre théorie. Le Dr Mœbius rappelle que Rousseau eut des origines « troubles et limoneuses », une éducation déplorable…, qu’il s’en alla seul, à l’aventure, sans direction et que, dans des sociétés de rencontre, il contracta les goûts les plus vils. M. Brunetière contresigne ce jugement accepté d’avance par tout le monde, et il conclut : « C’est cette mauvaise éducation morale qui fut la cause de la folie ultérieure de Rousseau bien plus que les défauts de conformation physique ».

Eh bien ! c’est précisément là ce qui doit faire douter de la folie de Rousseau. « La folie ne se contracte pas comme un vice. » La mauvaise éducation peut rendre un homme fou quand les habitudes qui en résultent brisent l’équilibre de l’organisme, changent les conditions de la vie cérébrale, dénaturent le mode des sensations élémentaires que fournit le système nerveux. Mais quand l’éducation ne fait que familiariser l’individu avec des goûts malsains et n’empêche pas le développement des autres facultés de suivre son cours,