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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

mes passions m’ont tué. Quelles passions ? dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus simples, mais qui m’affectaient comme s’il se fût agi de la possession d’Hélène et du trône de l’univers. » Mais Diderot n’a-t-il pas dit ? : « Tout s’enrichit, tout s’exagère dans mon imagination et dans mes discours ». Et n’a-t-on pas pu faire de ces paroles comme le résumé ou la formule de son génie ? Mme de Rémusat portant un jour sur tous ces hommes, amis ou ennemis les uns des autres, un jugement d’ensemble, écrivait bien finement à son fils : « Mon enfant ! Quels gens que ces philosophes ! Quels cerveaux exaltés ! Quelle violence ! Quelle activité de l’orgueil ! Quelle suite d’émotions fortes pour des riens !… Savez-vous ce dont tous ces gens manquaient ? C’est de pudeur… » Rousseau du moins a eu le mérite de connaître exactement son faible et de le confesser franchement.

La société du xviiie siècle s’ennuyait ; elle avait, je ne sais qui l’a dit, l’ennui du cœur et l’ennui de l’esprit. Les uns cherchaient le divertissement dans la conversation des salons ; les autres le demandaient à la nature. Ces derniers devaient donc suivre Rousseau qui dépeignait cet aspect des choses avec un charme si doux et si puissant, si bien fait pour distraire les esprits et pour renouveler les émotions. Mais là encore, bien qu’il ait été le plus grand de tous, il n’a pas été unique. Il avait pris plaisir à la lecture de Robinson Crusoé (paru en 1719) ; il en avait pris également à la lecture de Gesner et de Richardson. Il avait enfin trouvé un ami (celui peut-être qui l’avait le mieux connu et le mieux jugé) dans l’auteur de Paul et Virginie[1].

Cette sensibilité qui cherchait à se rafraîchir dans le spectacle de la campagne, se trouvait mal à l’aise dans la société. Ron gré mal gré, il fallait cependant qu’elle y vécût : c’est pourquoi elle aspirait à la transformer en ramenant tout « à la nature ». Dans cette réhabilitation de l’homme primitif, comme nous dirions aujourd’hui, Rousseau ne fut pas non plus le premier en date. Vauvenargues avait déjà dit[2] : « La raison nous trompe plus souvent que la nature… Ce n’est pas mon dessein de montrer que tout est faible dans la nature humaine en découvrant les vices de ce siècle. Je veux, au contraire, en excusant les défauts des premiers temps, montrer qu’il y a toujours eu dans la nature une force et une grandeur indépendantes de la mode et des secours de l’art… — L’énorme diffé-

  1. Voy. Musset-Palhay, Histoire de J.-J. Rousseau, I, p. 221 et suivantes.
  2. Voy. les Réflexions, Maximes et Fragments sur les caractères des différents siècles.