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h. joly. — la folie de j.-j. rousseau

temps déjà, par tous les hommes compétents : c’est celle de Moreau (de Tours), de Lasègue, de Falret, de Dagonet, de Magnan ; c’est aussi celle de Taylor et de Maudsley. « Le premier symptôme de la folie, dit Maudsley, consiste ordinairement en une perversion de la manière de sentir qui produit un changement ou une aliénation du caractère et de la conduite. » M. Brunetière cite ce texte qui lui paraît faire dépendre la folie d’un état de la sensibilité ; mais il comprend le mot de perversion dans son sens vague de bizarrerie native et habituelle, il ne fait pas attention au mot de « changement », qui le commente et lui donne toute sa valeur théorique. Taylor dit au reste avec plus de clarté… : « Le grand trait de la folie est un changement de caractère. D’un homme au tempérament violent on peut prouver qu’il a toujours été le même ; mais un homme frappé d’aliénation mentale diffère de ce qu’il a été antérieurement. » Même formule dans Lasègue : « Du jour où la folie prépare son invasion, alors même qu’elle se déclare par des prodromes plutôt que par des faits, l’individu qu’elle menace ajoute à son caractère un caractère emprunté. »

Est-ce donc, dira-t-on, qu’on ne peut naître avec des organes et une sensibilité qui vous séparent du reste des hommes ? Si. Mais un individu qui naît tel a toutes les chances possibles d’être idiot et de le rester. Il ne rompt pas avec la communauté des intelligences, puisqu’il n’a jamais pu en faire partie : il ne rompt point avec son propre passé, puisqu’il n’a jamais été en état de s’en faire un.

Il faut espérer qu’on ne nous mettra pas en demeure de prouver que Rousseau était autre chose qu’un imbécile. Reste donc qu’il soit devenu fou. Or nous ne pouvons pas faire son autopsie : nous ne pouvons donc ni affirmer ni nier qu’il soit survenu dans son système nerveux une anomalie grave. Son existence du moins offre-t-elle des signes certains de ce changement dont parlent Maudsley, Taylor, Lasègue ? Est-il prouvé qu’il soit devenu étranger aux hommes qui l’entouraient, étranger à lui-même, étranger à la nature des choses ? Telles sont les questions à se poser.

II

« La sensibilité de Rousseau, voilà ce qui le sépare des Français du xviiie siècle : voilà le secret de sa puissance et l’origine aussi de sa folie ». Ainsi s’exprime M. Brunetière qui ajoute : la plupart des contemporains de Rousseau n’étaient-ils pas les plus secs des hommes, les plus portés à l’ironie ? Témoins : Fontenelle, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, d’Alembert, Grimm et tant d’autres. Le cri-