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science et avec les variations des théories soit philosophiques, soit médicales. La science des aliénistes a d’abord été descriptive et psychologique : c’est dans le trouble apparent des facultés ordinaires qu’elle cherchait la caractéristique de la folie. Ainsi, Leuret prétendait voir dans le fou un homme qui se trompe… gravement ; tandis qu’Esquirol (précieusement commenté par M. Brunetière dans le travail que nous venons de citer) y voyait plutôt une sensibilité exaltée. Enfin, un autre médecin, fort recommandable également, Marc, y trouvait de préférence une lésion de la volonté.

Après la description, vint la clinique. L’idée mise alors en lumière fut celle-ci : ce n’est ni l’étrangeté, ni la fausseté, ni la monstruosité même des idées, des sentiments, des actes, qui constitue la folie ; c’est la manière dont tout cela est amené et enchaîné. Par l’abus de ses ressources normales, par la déviation graduelle et constamment voulue de ses facultés, un individu peut arriver, sans être fou, à ces atrocités si connues de certains criminels. C’est là une voie qui est, pour ainsi dire, sans limites. Pour que cette déviation soit de l’aliénation proprement dite, il faut qu’elle soit due à une cause spéciale, comme l’hérédité d’une anomalie, comme un trouble hallucinatoire renouvelé, comme une altération qui, au lieu de provenir des habitudes de l’individu, brise ses habitudes et, à son insu, lui en impose de nouvelles.

Cette théorie classique appelait des recherches plus profondes sur le siège de la folie et sur la nature des modifications qui la produisent. Ces recherches se poursuivent. D’accord avec la clinique, elles complètent tous les jours la démonstration de ces deux idées : 1o le fou est un homme qui, brusquement séparé de la société intellectuelle de ses semblables, coupé de son propre passé et n’y trouvant plus aucune base d’opération, ne peut plus rectifier aucun de ses mouvements intellectuels : d’où un désaccord de plus en plus complet avec tout ce qui l’entoure ; 2o les impressions qui l’assaillent sont causées en lui par un désordre physique, par une lésion anatomique ou fonctionnelle : de là résulte pour lui un état nouveau auquel non seulement sa volonté et sa puissance de réflexion, mais son caractère même, tel qu’il était avant la crise, demeure étranger. Cela étant, il n’y a pas lieu de s’étonner si le fou est en désaccord avec lui-même, c’est-à-dire avec tout ce qu’il avait pensé ou senti jusque-là, en désaccord avec ses semblables (ne pouvant ni sympathiser, ni s’entendre, ni se concerter avec personne), en désaccord enfin avec la nature même des choses (prenant tout de travers, ne voyant pas ce qui est et voyant ce qui n’est pas).

Cette conception de la folie me paraît adoptée, depuis quelque