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s’ignorent souvent ; chacun d’entre eux n’a pas toujours conscience de ce qu’il porte en soi, et quelquefois, soit aveuglement sur sa propre pensée, soit illusion sur la pensée d’autrui, un homme repousse l’aide qu’un autre homme lui apporte. D’ailleurs, chacun n’avance pas en même temps sur le même point. Les uns gardent certaines parties de l’esprit régnant que les autres repoussent ; ceux-ci sont en avance sur leur temps par un côté et sont en retard par d’autres, en avance, par exemple, au point de vue esthétique, en retard au point de vue économique qu’ils ne comprennent pas ; ceux-là font exactement de même, mais en un sens opposé. D’autre part, les divers mouvements qui composent le mouvement total n’ont pas commencé à la fois et ne sont pas également avancés. Des alliés naturels restent inconnus l’un à l’autre ou se combattent. Enfin, il ne faudrait pas se faire illusion sur le développement actuel des tendances dont la fusion, la coordination peut faire régner un état mental qui ressemblera peu à celui de la dernière génération. Si ces tendances apparaissent un peu isolées, chacune se maintenant à part des autres, il arrive qu’elles n’existent un peu développées que chez quelques individualités, celles qui tiennent la tête et mèneront le mouvement. Sans doute, il paraît bien qu’un instinct profond dirige dans le même sens la masse des esprits, cependant leur mouvement n’est pas encore très visible. J’ai parlé tout à l’heure de la doctrine coopérative, de la généralité de vues, de l’extrême ambition théorique de quelques-uns de ses défenseurs ; je demandais un jour à un partisan actif de la coopération, s’il n’y avait pas quelque danger à mettre surtout en avant des théories générales, des avantages universels, mais abstraits, éloignés, et de paraître tenir relativement en petite estime les résultats un peu terre à terre, qu’il est possible d’obtenir immédiatement : les petites économies, les petites épargnes. Il me répondit avec justesse qu’il fallait fortifier la partie faible. Nous ne manquerons jamais, disait-il à peu près, d’hommes qui s’intéressent à leurs propres affaires et qui soient sensibles à leur intérêt, il faut attirer aussi leur attention sur le but final et idéal sans lequel le mouvement avorterait. Je pense qu’il en est de même un peu partout. On me fera difficilement croire que les lecteurs assidus des poètes décadents soient très nombreux en France, et même que tous les lecteurs de Tolstoï éprouvent l’immense compassion pour les faibles et les déshérités de la société ou de la nature qu’ils auraient pu puiser dans les œuvres du grand auteur russe.

Mais ceci n’est pas pour nous faire revenir sur ce que nous avons dit. D’abord, quand nous parlons d’un esprit, assurément nous n’entendons pas que cet esprit existe et surtout soit conscient et déve-