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surtout, il accumulait des faits, cherchant l’homme plus que l’écrivain, et donnait des impressions. M. Taine ensuite donna à la critique une ampleur et une portée inconnues avant lui ; il vit dans la littérature comme dans l’art un moyen d’arriver à l’homme, à l’état social ; on sait les beaux ouvrages pleins de faits et d’idées que sa tentative nous a valus ; ce que l’on paraît moins savoir, je ne sais trop pourquoi[1], c’est qu’il envisagea l’art non seulement au point de vue historique, psychologique et social, mais aussi au point de vue esthétique, et qu’il formula dans l’Idéal dans l’art des règles très précises et peut-être incomplètes, mais généralement vraies, pour juger de la valeur d’une œuvre. Aujourd’hui, il est permis de trouver dans la critique des manifestations de l’esprit nouveau. M. Lemaître, toutefois, ne s’y rattache que par quelques côtés. Il aime à donner ses impressions, il le fait avec esprit, avec piquant, avec grâce, avec vivacité, mais il n’aime pas les théories ; il en fait quelquefois, sans vouloir paraître y ajouter grande importance : je ne serais pas surpris qu’il donnât moins d’importance encore à celles que font les autres. Son but paraît être surtout de présenter les idées et les sensations d’un esprit curieux, pénétrant, assez libre, mais libre surtout à la surface, épris de la littérature de ces dernières années, et surtout d’une partie de cette littérature. S’il se rattache au mouvement actuel, c’est par sa curiosité, par quelques remarques, quelques pensées éparses dans ses œuvres et aussi parce qu’il se sépare plus ou moins de certaines croyances encore en vogue.

M. Brunetière s’y rattache plus étroitement ; ce n’est pas qu’il soit plus mystique ; il ne paraît aimer ni l’obscurité, ni le demi-jour et il a émis un jour l’opinion, à propos de MM. de Goncourt, que ce sont les nuances les plus fines, les plus insaisissables qu’il faut rendre avec le plus de précision. Mais il a une doctrine générale et surtout il relève de notre enquête par sa préoccupation constante de donner à la littérature une signification, je ne dis ni proprement morale ni sociale, mais humaine. Si je ne me trompe, le vrai principe de sa critique moins arrêtée et moins dogmatique qu’elle ne paraît et peut-être qu’elle ne voudrait l’être, c’est l’humanité, en ce sens que les œuvres et les genres lui paraissent supérieurs en raison de la supériorité des sentiments qu’ils mettent en jeu et des idées, dépendant elle-même de l’importance de leur rôle, dans la vie de l’homme, j’entends dans la vie intellectuelle, morale et religieuse de l’homme, c’est-à-dire encore dans les rapports généraux de l’homme et du

  1. Il faut voir très probablement en ceci un effet des tendances dominantes qui portaient les esprits vers la constatation, plutôt que vers l’appréciation esthétique.