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fr. paulhan. — le nouveau mysticisme

de ses réflexions, de ses impressions inconscientes. Nous avons eu depuis quelques années plusieurs faits importants dans cet ordre d’idées.

Le premier ou l’un des premiers a été le succès du roman russe, la célébrité acquise du jour au lendemain aux noms de Tolstoï et de Dostoiewski assez inconnus encore parmi nous. On en avait déjà parlé ; j’ai retrouvé depuis, en parcourant d’anciennes revues, des articles sur eux qui ont, à l’époque où ils parurent, passé à peu près inaperçus. Le succès éclata après les articles de M. de Vogüé dans la Revue des Deux Mondes. Les romanciers russes avaient trouvé l’introducteur qu’il leur fallait, un écrivain éloquent et profond, et un représentant éminent de l’esprit nouveau, comprenant le positivisme de la science, et épris du mysticisme de la foi, naturaliste et idéaliste par ses goûts littéraires. Les lecteurs français lurent les ouvrages qu’on leur recommandait si bien ; après avoir lu, ils relurent et firent lire autour d’eux, ils avaient trouvé dans les auteurs russes les qualités de précision, d’analyse psychologique, de réalisme, quïls aimaient dans leurs contemporains, et en même temps, quelque chose d’étrange, de mystérieux, de raffiné et de primitif à la fois, qui les charmait par sa nouveauté et sa saveur exotique, accessible pourtant à nos sens, assez exercés à apprécier le rare et le nouveau. Par-dessus tout peut-être, en mettant à part le grand talent, le génie si l’on veut de Dostoiewski et de Tolstoï, ils furent séduits par l’allure philosophique et générale de l’inspiration et plus encore par cette sorte de mysticisme surhumain ou humain dont sont imbues les principales œuvres des deux romanciers, par cette religion de la douleur de l’homme si profondément exprimée par eux. Le mot de Raskolnikoff à Sonia : « Ce n’est pas devant toi que je me prosterne, c’est devant toute la souffrance de l’humanité », ce mot qui nous transportait si loin du naturalisme pessimiste, misanthropique avec Flaubert, brutal et puissant avec M. Zola, inepte avec d’autres, répondait à des désirs latents, à un sentiment de solidarité assez longtemps mal satisfait et dont nous trouverons ailleurs des manifestations.

Il est assez curieux de comparer l’accueil fait aux romans russes et l’accueil fait à ce que l’on a appelé le naturalisme anglais. George Eliot est, elle aussi, un grand romancier, ses œuvres ont été beaucoup lues en France ; toutefois, elles n’ont pas donné lieu à un mouvement intellectuel marqué, brusque et fort comme celui qui a accompagné le succès des romanciers russes. C’est avec raison, toutefois, que M. Brunetière a réclamé pour elle une partie de l’admiration émue qui, à un certain moment, allait surtout à ces derniers ; il faisait