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n’a pas offert assez de prise au besoin, exagéré d’ailleurs chez l’homme, de se soumettre l’univers ou tout au moins d’y trouver soit des instruments de domination, soit une collaboration consciente ou inconsciente. L’homme était trop perdu dans un univers mécanique avec lequel il ne pouvait guère sympathiser. Peut-être l’idée qu’elles étaient en harmonie avec la loi générale de l’évolution et qu’elles contribuaient pour leur part à en rendre les manifestations régulières, a-t-elle suffi à quelques personnes. Il est des esprits qui se plaisent assez à la contemplation désintéressée des lois abstraites pour ne pas, au moins de quelque temps, désirer autre chose, et pour en tirer des impressions très vives. On se rappelle la belle page, pleine d’une sorte d’admiration respectueuse, consacrée par M. Taine à « l’axiome éternel » ; c’est toujours avec une certaine émotion qu’on entre dans les secrets de l’univers ; la lecture de Spencer, à ce point de vue, est attirante et j’imagine que plusieurs ont ressenti, comme moi, une forte et presque religieuse émotion, en lisant à vingt ans, pour la première fois, les Premiers Principes. Mais ces émotions sont rares, ne pouvant séveiller chez tous ; elles sont aussi peu durables et ici nous touchons aux deux grands défauts théoriques du système : un manque de certitude, une trop grande clarté. L’impression première ne peut durer : on a cru que l’on allait trouver le secret des choses, on a vu surtout la forme d’un esprit, qui, si grand qu’il soit, ne contient pas le monde, on aperçoit les côtés faibles des théories, les erreurs du système ; à moins d’être aveuglé par la foi, on reste un admirateur sans être un disciple, et ce que l’on garde de la doctrine est bien peu en comparaison de ce qu’on exigeait d’elle. D’un autre côté une formule, même la formule de l’évolution, est bien faible pour exprimer l’univers entier, et bien précise pour donner une idée de ce que nous en connaissons et surtout de ce que nous n’en connaissons pas. Comme nous sentons en nous des désirs inassouvis, des forces inemployées, nous en concluons volontiers, quoique imprudemment, qu’il y a dans l’univers quelque chose qui doit satisfaire ces désirs, qui doit dégager ces forces, et ce quelque chose nous reste caché. Tout au moins nous nous sentons environnés d’un inconnu immense où nous demandons au moins qu’on nous réserve un accès. L’évolutionnisme, comme le positivisme, a fermé le passage. Littré a parlé éloquemment de l’ « Océan pour lequel nous n’avons ni barque ni voile », et Spencer a fait sa théorie de l’Inconnaissable par laquelle en somme il nous déclare incapables de rien savoir de ce qui ne rentre pas dans sa formule philosophique. Il y a maintenant une forte tendance à réagir contre cet agnosticisme, et parmi ceux qui l’ont attaqué avec le plus de vivacité, et, à mon sens, avec le