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de la vie sociale, cette tendance à la dispersion des forces sociales, au mépris ou à la méconnaissance de toute une classe d’intérêts aussi respectables en somme que les intérêts de l’art, au manque de solidarité.

Aussi les théories générales sur le monde et sur l’homme se sont ressenties de cette désagrégation de la pensée et des sentiments, de cette dissolution intellectuelle et morale dont nous avons offert un si bel exemple. Le pessimisme même était dépassé, il était encore une doctrine et l’on n’en voulait plus. L’optimisme et le pessimisme, disait E. Schérer, sont deux manières également subjectives et impertinentes de considérer le monde. Et il tombait en cela dans le travers de l’école historique, car, comme on le lui a fait remarquer, rien n’est plus pessimiste que cette façon de voir. S’il est un mot dont on nous ait ces derniers temps rebattu les oreilles, c’est que la nature est indifférente, qu’elle n’a pour but ni le bien ni le mal, qu’elle est un ensemble de forces fatales, sans fin connue ou connaissable. En ce qu’elle a de vrai, cette doctrine est une réaction légitime contre la théorie des causes finales telle que le déisme ou les diverses religions l’ont acceptée, mais elle avait des défauts graves, elle confondait la fatalité, le déterminisme et le manque de finalité, qui sont choses tout à fait distinctes ; de plus, elle ne voyait pas ce qu’il y a de positif dans la notion de finalité entendue au sens positif, comme convergence et coordination d’un certain nombre de phénomènes, ou bien elle méconnaissait cet enchaînement de coordinations qui avait produit le développement des êtres vivants, et dont il ne faut pas chercher la cause dans une volonté extra-humaine, mais dans les propriétés de la matière vivante. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, cette doctrine était une sorte de nihilisme cosmique, n’admettant pas de liens de coordination entre les différentes parties de l’univers et qui correspondait, sans en être la cause dans la plupart des cas, au nihilisme politique, à l’anarchisme et au nihilisme moral, fondés eux aussi avec la négation de rapports de finalité et de coordination entre les individus qui composent une société.

Quand nous signalons la prédominance d’un état d’esprit, cela ne veut pas dire que cet état d’esprit existe seul dans un pays comme le nôtre, sans doute il restait des croyants de toute sorte, catholiques, protestants, spiritualistes, matérialistes, savants pour qui la science est une foi véritable et comme une religion ; mais, à considérer l’ensemble des esprits, on voyait, on voit encore un manque frappant d’harmonie, et un manque d’harmonie causé non seulement par l’apparition d’esprits qui agissent vigoureusement dans des directions opposées, mais par un manque de directions surtout ; on ne