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avait su les observer et en établir l’enchaînement, elles paraissaient difficilement devoir mettre en lumière la bonté et la sagesse d’un auteur tout-puissant. Mais ses opinions scientifiques et philosophiques n’empêchaient nullement Darwin de pencher vers l’optimisme et la croyance en Dieu.

Il n’en fut pas de même pour ses disciples. Si la grande intelligence de Darwin, sollicitée par d’autres considérations, n’a pas été frappée de certaines conséquences de la théorie qu’il défendait, ces conséquences ont été pleinement aperçues et même exagérées ou dénaturées par ses adversaires et aussi par ses disciples. La théorie de la concurrence vitale a été successivement appliquée à divers domaines scientifiques ou philosophiques, on l’a généralisée, elle est devenue une loi sociale, une loi du monde comme elle était déjà la loi de l’existence des végétaux et des animaux. De plus, on l’a, comme il plaisir, considérée dans ses applications les plus brutales ; on s’est plu, sans rechercher si le droit n’est pas une force, à lui faire exprimer le triomphe de la force sur le droit. Mais si des conséquences en ont été tirées que rien ne justifie ni au point de vue moral, ni même au point de vue logique, on ne s’est pas tout à fait trompé en lui donnant un caractère triste et brutal, et peu de penseurs ont pu voir dans la lutte pour la vie et la sélection qui en résulte une confirmation de la sagesse et de la bonté du créateur. Les conceptions darwiniennes, ou mieux dérivées de la doctrine de Darwin, ont eu cet honneur, dangereux pour une théorie philosophique, d’entrer dans les notions intellectuelles courantes, dans les lieux communs de la conversation, du journalisme et de la littérature ; on a pu les voir, récemment, faire, non sans bruit, leur entrée au théâtre. Jusqu’à quel point les doctrines de Darwin se sont défigurées à mesure qu’elles se sont répandues, c’est une question qui nous intéresserait si nous nous occupions ici de la vraie nature et du degré de vérité de ces doctrines ainsi que de leur adaptation possible aux exigences de la société et de la morale, mais, sans rechercher si un assassin comme Lebiez a tiré les conséquences légitimes de la théorie qu’il exposait après le meurtre, dans une conférence, il nous suffit ici de retenir cet état d’esprit assez général, cette tendance diversement comprise et diversement sentie, mais relativement assez commune, de concevoir le monde comme un champ clos où il faut vaincre son adversaire pour n’être pas tué par lui.

Le darwinisme ainsi compris mène assez facilement au pessimisme, mais le pessimisme venait aussi d’autre part. Schopenhauer, méconnu pendant une bonne partie de sa vie, devenait chez nous illustre après sa mort ; son disciple Hartmann pénétrait également en