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fr. paulhan. — le nouveau mysticisme

à-dire de la vertu, de la bonté, de la justice et du bonheur allait commencer sans difficulté, l’homme étant un être foncièrement bon, dépravé peut-être superficiellement par des superstitions religieuses et de mauvaises institutions, dont il fallait le débarrasser. Le rêve ne fut pas bien long. Les enseignements de la pratique auraient pu suffire à le faire évanouir, les progrès des sciences naturelles, les progrès aussi de la psychologie, la réaction religieuse pour sa part vinrent y contribuer, et l’on put remettre en question la bonne opinion qu’on était porté à avoir de la façon dont le monde était organisé. Bientôt l’univers à côté de l’harmonie qu’on avait trouvée en lui et quelquefois au lieu de l’harmonie qu’on lui supposait sans raison bien valable, parut offrir un désordre lamentable, d’autant plus affligeant, qu’il était la condition de l’harmonie superficielle qui frappait tous les yeux, et la base même du progrès. C’est du moins ce que l’on put conclure des théories de Darwin sur la lutte pour l’existence et la sélection naturelle et de l’énorme masse de faits qu’il avait amoncelés à l’appui de sa doctrine.

Ce n’est pas que Darwin autorisât de son exemple les idées tristes que ses écrits pouvaient inspirer. Il n’y a pas de plus bel exemple de l’influence de notre forme mentale individuelle sur la formation de nos idées et de nos sentiments généraux que son attitude devant la loi à laquelle il accordait une telle place dans le monde. On voit ici comment la formation d’un état d’esprit général et permanent est chose sociale plus qu’individuelle et comment même un grand homme vient apporter sa pierre à l’édifice sans savoir comment cette pierre sera employée. Ce massacre ou cette disparition lente de millions d’organismes, qui s’effectuent continuellement et permettent la survivance de quelques favorisés, cette souffrance permanente de la matière vivante qui n’aboutit qu’à un bonheur douteux pour quelques-uns, bonheur sans cesse menacé et troublé sans relâche, et à un perfectionnement instable acheté bien cher pour ce qu’il vaut, tout cela touche peu le grand savant anglais. Non par sécheresse de cœur : personne n’était plus doux, plus humain, moins disposé à faire souffrir que l’homme qui se reprocha pendant de longues années d’avoir tué un oiseau d’un coup de pierre. Cela provenait simplement de sa façon personnelle de voir les choses, peut-être un peu d’un amour-propre d’auteur, d’un amour paternel pour la loi qu’il avait en somme, et quelque prédécesseur qu’on lui trouve, inventée. Il eût volontiers félicité Dieu d’avoir si ingénieusement arrangé les choses que la souffrance et la mort même fussent une cause de progrès, et certes si la disproportion et la désharmonie des causes et des résultats pouvaient rehausser le mérite de celui qui