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certains œuvres classiques sont loin de produire un effet en rapport avec leur étendue. Viollet-le-Duc[1], qui a traité cette question avec développements, prétend que cela tient à ce que les artistes gothiques rappelaient, à divers étages, la taille humaine, en sorte que le spectateur aurait sous les yeux l’échelle du monument. Cette explication nous semble erronée ; elle s’appuie sur une théorie fausse de la sensation visuelle.

Autrefois on enseignait que nous apprécions les dimensions des objets au moyen d’une opération fort complexe, analogue à celle que fait l’astronome pour mesurer le diamètre des planètes. La grandeur d’une chose s’obtiendrait en multipliant inconsciemment l’angle visuel par la distance. Tout cela était d’une psychologie enfantine ; car nous n’avons aucune notion de l’angle visuel ; quant à la distance, c’est bien l’élément le plus difficile à apprécier.

Comme la distance est toujours douteuse, on supposait qu’en plaçant des statues (ou autres choses de hauteur connue) aux différents étages d’une tour, il était possible de déduire les dimensions par des proportions inconscientes entre les angles visuels. En multipliant les objets destinés à donner l’échelle, on serait parvenu à faciliter beaucoup tous les calculs et à les rendre plus précis.

D’après Viollet-le-Duc la grandeur de la façade occidentale de Notre-Dame tiendrait à ce que l’échelle serait rappelée par les balustrades et par les dimensions des matériaux[2]. L’analyse psychophysique conduit à une théorie bien différente.

Il y a bien une échelle, mais ce n’est pas celle de la taille humaine : c’est celle des rois de Juda placés à la première galerie[3] ; le rez-de-chaussée est un simple soubassement, laissé à la disposition d’êtres inférieurs ; le haut de l’édifice apparaît comme un palais destiné à des géants ; on ne peut pas avoir une autre impression en étudiant la grande galerie du haut, qui semble un cloître où se promènent des êtres surhumains.

Au rez-de-chaussée il y a des statues colossales, mais elles ne contribuent pas à l’effet général ; elles sont trop à notre portée ; tandis que les rois de Juda sont placés hors de notre contact, dans un monde supérieur[4]. L’artiste ne veut pas d’ailleurs que son œuvre soit mesurée par des calculs géométriques, mais qu’elle soit jugée par

  1. Dictionnaire, article échelle.
  2. Dictionnaire, t.  V, p. 148.
  3. Ils ent trois mètres de hauteur.
  4. Il y a dans toute construction une ligne, qu’on pourrait appeler la ligne noble, sur laquelle se portent naturellement nos regards et qui sert à baser nos jugements. Une maison n’est jugée ni d’après le rez-de-chaussée, ni d’après les lucarnes, mais d’après l’ordonnance du premier étage.