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ANALYSES.brentano. Connaissance morale.

richtig et de l’unrichtig ? C’est que dans l’ordre des sentiments, comme dans l’ordre des jugements, les opposés s’excluent, de sorte que l’un d’eux seul peut être déclaré valable.

Jusqu’ici cette notion reste purement formelle, remarquerons-nous, et ne nous fait aucunement connaître ce qui est juste. Comment M. Brentano résout-il cette difficulté ? D’une manière qu’on trouvera sans doute bien peu conforme à la qualité d’empiriste qu’il revendique : en invoquant tout simplement des sentiments évidents comparables aux jugements évidents. Ces sentiments « d’ordre supérieur » ne peuvent sans doute se prouver, mais c’est qu’ils n’en ont pas besoin, à l’inverse des sentiments aveugles qui ne se justifient pas par eux-mêmes. L’auteur n’est pas éloigné de les considérer comme des jugements synthétiques a priori. — Quel exemple nous en fournit-il ? D’abord tout le monde aime nécessairement le vrai, hait le faux. Le vrai est évidemment bon, le faux évidemment mauvais ; on ne conçoit pas une espèce, si différente qu’on la suppose de la nôtre par le contenu de sa sensibilité, qui préfère le faux au vrai. — Second exemple : Tout le monde préfère la joie à la tristesse ; l’inverse serait absurde. — Troisième exemple : L’amour du bien est lui-même évidemment bon, l’amour du mal évidemment mauvais.

Tout cela n’est guère discutable. Mais nous nous demandons si nous avons appris quoi que ce soit : car, à notre sens, c’est une pure tautologie que de dire : une espèce, quelle qu’on la suppose (pourvu, sans doute, qu’elle soit intelligente) ne peut qu’aimer le vrai et haïr le faux. Car cela est l’essence même de l’intelligence : et si le menteur préfère le faux, c’est qu’il sacrifie son intelligence à sa sensibilité ; c’est sa passion qui ment, ce n’est pas sa pensée. De même la joie est bonne (comme telle), et l’on ne conçoit pas une espèce (sensible apparemment) qui préfère la peine. Mais c’est encore là une pure identité. Car la peine est par définition : ce qu’une sensibilité (comme telle) repousse, de même que l’erreur est par définition : ce qu’un entendement (comme tel) repousse. En définitive, on semblait nous promettre des jugements synthétiques et nous ne pouvons trouver là que des jugements analytiques ; ils sont la simple expression du fait de l’intelligence et du fait de la sensibilité. Nul doute qu’il ne soit nécessaire de partir de là, puisqu’il faut bien supposer l’agent moral au début de la morale ; mais ce sont des données, non la solution du problème. Une preuve que l’auteur lui-même sent bien le terrain se dérober sous lui, c’est cette parenthèse bien singulière : la joie, dit-il, est préférable à la tristesse (à moins que ce ne soit précisément la joie du mal). Mais quel est donc ce mal qu’on présuppose ainsi au moment même où l’on essaye de définir le bien et le mal, et comment ne pas soupçonner ici une pétition de principes ? La difficulté renaît donc. Elle renaît encore d’un autre côté. On nous a défini le bien de l’entendement et le bien de la sensibilité. Mais s’ils entrent en conflit (et c’est là une des formes sous lesquelles le problème moral a été, non sans raison, le plus commu-