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batailles de la vie intérieure, comme aux origines d’une nation les mêlées confuses des peuplades destinées à s’absorber peu à peu dans une unité politique supérieure. — Ce n’est pas non plus dans le moi profond qu’il faut chercher notre vraie continuité psychique : c’est là au contraire qu’on rencontre les impressions insaisissables, les sentiments fugaces, les représentations instables, dont l’état de somnolence et de rêverie nous donne communément une certaine expérience ; nous ne pouvons alors lier nos idées ni par suite les fixer ; elles s’évanouissent à peine esquissées sans que nous puissions les ressaisir. C’est ce moi profond dont les improvisations vagabondes démentent nos prévisions, bouleversent nos résolutions le mieux arrêtées, entravent sans cesse enfin notre liberté.

Si la liberté était dans ce moi profond, le mieux pour l’homme serait peut-être d’y renoncer et de travailler à la détruire plutôt qu’à la conquérir. Car, pour la retrouver, il faudrait un véritable retour en arrière ; il faudrait une régression de la pensée intelligente vers la spontanéité irréfléchie, de l’humanité à l’animalité, de la vie sociale vers l’isolement individuel, puisque la conscience distincte et analytique, le langage et la communication avec les autres esprits seraient nuisibles à la liberté. La liberté, loin d’être un idéal à atteindre, serait un point de départ dont il faudrait s’éloigner ; elle serait non le fruit d’un progrès, mais le terme d’une déchéance. Cette conséquence sera-t-elle facilement acceptée non seulement du philosophe, mais de la conscience commune elle-même ?

En terminant cette discussion déjà trop longue et pourtant encore insuffisante, nous souhaitons seulement d’avoir attiré l’attention sur une œuvre brillante et savamment conduite. Nous ne nous dissimulons pas combien peut sembler fragile toute notre critique pour un esprit placé à un autre point de vue. Car une théorie aussi pénétrante, aussi directement puisée aux sources intimes de la conscience peut difficilement se discuter à l’aide d’idées tout en dehors ; elle est de celles qui n’exigent pas seulement un examen exact et une logique correcte, mais une profonde assimilation et une vraie préparation de l’esprit. M. Bergson est le premier à nous faire sentir combien les esprits ont de peine à se pénétrer mutuellement ; mieux que personne il comprendra que nous ne partagions pas entièrement sa pensée, et nous pardonnera si nous l’avons mal saisie. Car notre critique même serait alors la vérification de sa théorie.

G. Belot.