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remonter toute une alluvion de désirs ou de colères, qui trouble notre claire conscience. C’est alors que se révèle à notre âme humiliée l’infirmité de notre vouloir, et que, loin d’éprouver notre liberté, nous sentons mieux l’étroitesse des limites où elle reste enfermée.

Pour que la prévision fût concevable, objecte-t-on encore, il faudrait que ridée de loi fût applicable aux faits psychiques. Or elle ne l’est pas. Un fait psychique ou, pour mieux dire, un état psychique donné, est un cas à jamais unique en son genre, ayant une absolue originalité qualitative, et qui ne se reproduira jamais tel quel. Pourquoi nie-t-on qu’il doive se reproduire ? Est-ce parce que les conditions en sont trop complexes pour qu’elles puissent coïncider à nouveau ? Parler ainsi serait d’abord reconnaître que cet état psychique dépend de ses conditions ; ensuite qu’on est en droit d’analyser ces conditions de manière à ramener les cas complexes qui ne se reproduisent pas à des éléments simples qui se reproduisent, ainsi que le fait toujours la science objective. Cette explication ne saurait être celle de M. Bergson, étant précisément la négation de toute sa doctrine. Est-ce donc parce que le passé, s’accumulant toujours, ne reste jamais semblable en deux moments, et colore de teintes toujours nouvelles le présent qui vient s’y ajouter, en sorte que le principe des indiscernables serait applicable aux instants de la durée comme aux êtres dans l’espace ? Telle paraît bien être la pensée de notre auteur. Mais se peut-il une affirmation plus nette de la solidarité du présent et du passé, et partant, du déterminisme ? N’a-t-on pas par conséquent changé la question en substituant à celle de la solidarité des faits celle de leur originalité ? En quoi celle-ci empêcherait-elle celle-là ? Malebranche voulant expliquer les miracles, les considérait commodes cas uniques, des coïncidences sans analogues dans toute l’histoire de lunivers. Ce qu’il voulait sauver ainsi, c’était pourtant le déterminisme, et non la contingence. Au physique, comme au moral, tout individu est sans doute absolument sans Sosie ; produit unique de la nature, produit néanmoins. Et si un chimiste produit dans son creuset un alliage dont il n’existe aucun autre spécimen dans l’univers, quelle contingence cela introduit-il dans sa production et ses propriétés ? Théoriquement, la certitude de l’induction n’est qu’hypothétique : si les mêmes conditions sont données, le même fait se reproduira. Pratiquement peut-être notre analyse des conditions est-elle forcément incomplète, de sorte que nous ne puissions jamais affirmer sous la forme catégorique qu’en fait, des conditions rigoureusement identiques à celles d’une expérience antérieure soient reproduites. Mais il n’importe. Le premier de ces jugements est le plus essentiel et suffit pour fixer l’idée