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Mais une raison plus décisive encore vient s’ajouter à la précédente pour nous faire rejeter cette fin de non recevoir : c’est qu’à vrai dire, ce qui est ainsi altéré par les habitudes déterministes de l’esprit, par les formes de l’espace et de la quantité, ce n’est nullement le sentiment de notre liberté, mais bien, l’interprétation qu’on en donne. Le sentiment en question, précisément parce qu’il est immédiat, spontané, antérieur à toute théorie et à toute analyse, nous semble échapper absolument à une telle influence. Chez le déterministe le plus convaincu, la conscience du vouloir, toutes choses égales d’ailleurs, est exactement la même que chez le partisan le plus déclaré du libre arbitre. Cesse-t-on de voir le soleil se lever et se coucher, parce qu’on sait qu’il est immobile ? La prétention la plus explicite du déterminisme (nous n’avons pas à examiner si elle est justifiée ou non), c’est précisément d’expliquer aussi bien, et même mieux que ne le fait la théorie contraire, la conscience que nous avons de notre liberté. C’est donc l’interprétation de ce fait, la théorie, qui seules diffèrent. Elles sont altérées ou peuvent l’être par les exigences analytiques de la pensée. Ne va-t-il pas dès lors falloir opposer théorie à théorie, interprétation à interprétation ? Pourra-t-on persister dans le refus de définir la liberté, c’est-à-dire de montrer en quoi consiste ce fait immédiat, que personne au fond ne conteste, mais que l’on peut comprendre de si diverses manières ?

Mais, nous répondra-t-on, parler ainsi, c’est méconnaître toute la doctrine que vous discutez. Vous voulez, parce que nous repoussons le déterminisme, nous forcer à nous déclarer indéterministes ; or nous ne voulons ni l’un ni l’autre ; une fois amenés sur ce terrain, vous auriez trop facilement raison de nous, nous l’avons montré nous-mêmes[1]. Car nous reconnaîtrions alors que la question se pose sur le terrain de la causalité et du temps, et c’est ce que nous ne voulons pas. C’est comme si à la question : la vertu est-elle carrée ? nous avions l’imprudence de répondre non, laissant ainsi supposer que nous lui attribuons une autre figure géométrique. Vous commettez un sophisma hétérozêtêseôs, À de semblables questions, il ne faut répondre ni oui ni non, car ce serait les accepter ; il faut les repousser ; elles n’ont pas de sens.

Telle est bien, semble-t-il, l’attitude que prend M. Bergson. Son originalité est d’avoir essayé de changer le terrain ordinaire du débat, et de renvoyer dos à dos les adversaires au lieu de se prononcer pour l’un ou l’autre. Mais cette attitude, a-t-il vraiment réussi à la garder ? C’est ce qui nous semble douteux. Ce sont peut-être

  1. Op. cit., p. 167.