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Tout cela ne peut passer au dehors ; de sorte qu’à la place de notre personnalité originale et vivante nous mettons une généralité, une abstraction. Nous ne pouvons communiquer notre indivisible conscience, et pour en donner l’idée à autrui, nous le forçons, lui aussi, à tirer de sa propre conscience tous les éléments dont nous croyons pouvoir former un amalgame suffisamment analogue à notre propre état. Nous sommes réduits à nous analyser, mais nous l’obligeons aussi à s’analyser lui-même, et nous sommes ainsi, les uns pour les autres, des ferments de décomposition.

Il n’est pas étonnant qu’ainsi altérée par le contact avec le monde extérieur d’un côté, par les nécessités du langage et le contact des autres consciences de l’autre, notre conscience perde le sentiment de sa nature propre, et en particulier de sa liberté, qui en est le trait essentiel. Purement qualitative (c’est du moins l’idée, et l’idée fondamentale de M. Bergson, que nous ne voulons pas examiner ici), la vie consciente est dès lois soumise de force à la catégorie de la quantité ; purement dynamique, elle est, par la distinction artificielle des états qui la composent, transformée en une sorte de mécanisme ; se développant uniquement en ce que M. Bergson appelle la durée concrète, dont tous les moments se pénètrent les uns les autres, elle est étalée dans une sorte de milieu inerte et homogène, qui n’est au fond que de l’espace ; libre enfin, elle paraît, par suite de ces déformations, soumise à la nécessité d’un complet déterminisme.

Dans l’associationnisme en effet, auquel M. Bergson s’attaque particulièrement, pourquoi se produit l’apparence d’un déterminisme incompatible avec la liberté ? C’est que l’âme y est décomposée en éléments séparés et distincts, et constituée pour ainsi dire d’atomes de conscience qui, restant extérieurs les uns aux autres, exercent les uns sur les autres une sorte de pression et de contrainte. Obsédés, comme nous l’avons dit, par les formes de la réalité objective, nous sommes amenés à les appliquer au moi, et pour nous comprendre nous-mêmes, nous usons du cadre de la causalité qui est celui de toutes nos explications dans l’ordre objectif. Dès lors la liberté s’évanouit et la nécessité apparaît. En effet ces éléments que nous distinguons pour la commodité de notre entendement analyste ne sont pas des éléments dans la réalité. Le moi n’est pas, pour lui-même, une synthèse donnée préexistante ; c’est l’unité qui est ici le fait réel ; en chaque instant la conscience est constituée par un état total ayant sa coloration propre, et c’est après coup, artificiellement, par abstraction, que nous y distinguons des parties. Qu’arrive-t-il dès lors ? C’est que ces éléments disjoints résistent pour