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deux villes pendant le moyen âge, la défaite et la subordination politique de la seconde. La victoire militaire est toujours une circonstance favorable au déploiement intellectuel du vainqueur, tout autrement favorable que la collinosité de son sol, si l’on me passe ce néologisme.

Mais, cela dit, l’essentiel reste à dire encore, à notre avis. Et ni Lombroso ni Jacoby même n’en disent rien. Plus encore que le voisinage d’un grand centre ou que la chance des armes, l’avantage de se trouver porté par un ou plusieurs courants logiques d’inventions en train de se dérouler favorise l’éclosion des célébrités dans un lieu et un pays donnés. Les inventions réelles ou possibles, prises dans leur totalité par hypothèse, font partie d’un ordre rationnel que je me représente comme une sorte d’espace intellectuel dont chacune d’elles est un point fixe. Pour aller de l’une à l’autre, il y a toujours des intermédiaires à parcourir, intermédiaires qui changent si le point de départ est changé, mais qui, si le point de départ est à peu près le même, comme c’est le cas pour les sociétés humaines qui débutent toujours par la mise en rapport de cerveaux à peu près semblables en face d’une nature extérieure à peu près invariable, doivent se reproduire presque sans changements. Elles doivent donc se suivre dans un ordre linéaire, que le perfectionnement graduel des méthodes de découverte et des méthodes d’enseignement tend à rendre de plus en plus rapproché de la ligne droite, c’est-à-dire d’un certain minimum de vérités interposées au delà duquel l’abréviation ne saurait se poursuivre. On a perfectionné Euclide, on le perfectionne encore de temps en temps, on fait des traités de mécanique, d’astronomie, de physique, de chimie, d’anatomie, de physiologie, de plus en plus rigoureusement déduits et enchaînés ; et que signifie ce progrès, sinon que les auteurs de ces livres se sont conformés de mieux en mieux à la série rectilinéaire, pour ainsi parler, des théorèmes ou des lois qu’ils exposent et qui tous ont été à leur date des innovations géniales, d’apparence accidentelle et fortuite ? Eh bien, ces enchaînements rationnels des innovations réelles ou imaginables forment des séries soit réversibles, soit irréversibles (comme je l’ai dit ailleurs des imitations, c’est-à-dire des inventions imitées, ayant joué un rôle social). Je n’ai pas à chercher pourquoi elles sont tantôt réversibles, tantôt irréversibles, à quoi tient leur réversibilité ou leur irréversibilité. Cela nous éloignerait de notre sujet. Il suffit de sentir la réalité de cette distinction, et que, par exemple, on ne peut d’aucune manière concevoir la musique de Wagner précédant celle de Mozart, ou l’orgue et le piano précédant la flûte et la harpe, ou Hernani les tragédies de Voltaire, ou les romans