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fer ; le soc de la charrue en est fait ; les campagnards s’assemblent l’hiver autour des forges. De nombreux outils de métal sont mentionnés dans les poèmes homériques, enclumes, marteaux, tenailles, haches, scies, rabots, compas[1], faucilles, sans parler des armes. La plupart des machines élémentaires figurent dans ces mêmes poèmes : ainsi vers le temps de la prise de Troie, du ixe au xe siècle avant Jésus-Christ, les Grecs connaissaient le fuseau, le métier à tisser, le bateau à voile, le mors, le soufflet, la charrue, le char de guerre et le chariot, le gond, la serrure, la tanière, lare, le tour du tourneur et le tour du potier, la balance. Mais ni l’outil ni même la machine n’obligent toujours l’ouvrier à prendre une conscience bien nette des fins réalisées par leurs moyens, et surtout du pouvoir qu’a l’homme de varier indéfiniment ses procédés à la lumière de l’expérience en vue de satisfaire des besoins nouveaux. L’outil ne fait qu’un avec l’ouvrier ; il est la continuation, la projection au dehors de l’organe[2] ; l’ouvrier s’en sert comme d’un membre prolongé sans penser presque jamais à en remarquer la structure ni à chercher comment ses diverses parties s’adaptent si bien à leur but. Le travail obtenu par son aide peut paraître encore naturel. Quant à la machine, elle est une projection non plus des parties terminales des membres, mais de l’articulation qui unit les membres entre eux et au tronc et leur permet, en jouant les uns sur les autres, d’exécuter des mouvements déterminés à l’exclusion des autres mouvements. Une machine est un ensemble de pièces rigides ou élastiques articulées de telle sorte que, quand on applique une force à l’une des parties du système, il se produit dans une autre partie un mouvement, le seul possible, et précisément adapté à un but utile. Il semble que là se révèle l’intention de l’agent, que la puissance d’adaptation et de combinaison propre à l’homme doit se saisir dans cet agencement et s’exalter de son succès[3]. Eh bien, l’humanité s’est servie longtemps des premières machines sans en concevoir le moindre orgueil, sans songer à en inventer d’autres. Les Égyptiens, par exemple, n’étaient pas beaucoup moins avancés que les Grecs du

  1. Le livre V de l’Odyssée, où sont mentionnés la plupart des outils en fer, est suspect aux yeux de plusieurs critiques. (Helbig, das Homerische Epos.)
  2. La théorie de la projection organique est de la plus haute importance pour la philosophie de l’action ; elle y joue le rôle que joue l’idéalisme dans la philosophie de la connaissance, au : ἄνθρωπος ἔστιν ὁ πάντες ἰδμεν, correspond le : ἄνθρωπος ἔστιν ὁ πάντες ποιοῦμεν ἢ πράττομεν. Ce point de vue a été développé pour les œuvres de la main humaine par Kapp : Grundlinien einer Philosophie der Technik, 1877 ; il s’étend à toutes les productions du vouloir humain.
  3. Voir la Métrologie de Hultsch, 1882, p. 128. Pour les autres instruments, voir Blümmer, Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste bei Griechen und Römem, 1886.