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qu’il veut réaliser. Sans cela, au moment de l’action, ou la passion donnera aveuglément le dessus tantôt au personnage sensitif, tantôt au personnage sentimental, ou même, pris au dépourvu, on agira selon les hasards de l’imitation ou des associations imaginatives. Ainsi la réflexion matinale sur les choses de la journée qui commence, ce que le christianisme appelle la méditation, est indispensable, quelque soit le système de morale qu’on adopte, pour réaliser ce système. Pour le reste, pour ce qui d’avance ne peut être prévu, la pénétration de l’être par l’idéal qu’il poursuit et les maximes générales qui en découlent seront la cause, ainsi que nous l’avons dit plus haut, de l’appel à l’être et comme de l’évocation des rôles imaginaires les plus immédiatement susceptibles de réaliser cet idéal.

Si l’enfant n’a pas eu l’heur de recevoir une telle éducation et qu’arrivé à l’âge d’homme il veuille introduire l’homogénéité dans sa vie, il devra obéir aux mêmes principes et se soumettre aux mêmes exercices, ainsi que j’ai essayé de le montrer ailleurs[1], c’est-à-dire qu’il devra se proposer un idéal moral, s’en pénétrer et travailler ensuite à le réaliser par la réflexion et l’imitation. Ainsi pourra se former une vie solide qui aura, comme le demandait le Portique, de la consistance et de la tenue, tout ce que nous avons appelé d’un seul mot, l’homogénéité. Le sage restera d’accord avec lui-même et, dans les douleurs ou dans les joies, parmi le train ordinaire de la vie, dans le calme monotone et répété des occupations communes comme dans les occasions d’éclat ; quand les passions font silence comme lorsqu’elles bouillonnent en tempêtes, il saura conserver la rectitude de son action et ne pas faire donner à ses actes d’hier par ses actes d’aujourd’hui un humiliant démenti.

Et maintenant, cette harmonie, cette homogénéité une fois acquise, peut-on espérer qu’elle sera solide et tenace, qu’elle durera toujours sans dévier jamais ? — Ce serait bien mal connaître le fond mobile de l’homme que de l’espérer. C’est un état fragile, essentiellement instable. Il suffit d’un événement imprévu, pour que le vieil homme se réveille et que le naturel hétérogène remonte à la surface de l’être.

Il y a presque dans tout homme, sans en excepter les plus vertueux, un point plus sensible, quelque chose de plus essentiel et de plus intime, qui a besoin d’être touché très légèrement si l’on ne veut pas voir tomber comme en écailles l’homogénéité construite. Chez le vulgaire, un danger, une émotion suffisent à mettre à nu

  1. Essai sur le libre arbitre, 4e part., liv.  II, ch.  v ; la Pratique du libre arbitre, pp. 468-490, in-8o Alcan.