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j.-m. guardia. — philosophes espagnols (j. huarte)

combinaisons ternaires des qualités premières, des humeurs et des facultés, il énumère tout simplement les connaissances nécessaires, sciences, lettres, arts, en ayant soin de distinguer la théorie de la pratique : distinction capitale dans l’application de la doctrine. En effet, la pratique a forcément devancé la théorie, et celle-ci ne vaut guère si elle n’aboutit pas à la pratique. Qui ne sait qu’en médecine, par exemple, le théoricien le plus médiocre peut devenir un excellent guérisseur ? Or, c’est en vue de la guérison qu’on traite les malades. Ici c’est l’expérience qui se prononce en faveur du succès. Dans l’art de tuer les hommes selon les règles de la tactique et de la stratégie, tel se trouvera grand capitaine à vingt ans, qui n’aura pas eu le temps d’apprendre la guerre, tandis que le tacticien et le stratégiste le plus savant se laissera battre par le général imberbe. Inspiration ou génie, peu importe ; l’essentiel est de vaincre, les faits ont raison contre le raisonnement. Gondé triomphe du premier coup, sans apprentissage. Claude Perrault, bon mécanicien et médecin très docte, s’éveille un jour grand architecte, et Nicolas Boileau Despréaux, si dur pour lui, élabore péniblement l’ode à la prise de Namur, qui ne vaut point la colonnade du Louvre. Chapelain se tue à rimer au lieu d’écrire en prose, et le dur satirique se rit de ses vers martelés. Le R. P. Hardouin, d’heureuse mémoire, est un puits de science, mais le jugement lui fait défaut : son érudition, qui est prodigieuse, va droit au paradoxe. L’écrivain incomparable, Cervantes, s’obstine à rimer dans tous les genres, et c’est un libraire à qui il offre ses comédies qui lui fait cette réponse : Votre prose est merveilleuse, mais vos vers ne valent rien. Un théologien connaît à fond l’Écriture, les Conciles et les Pères, et prêche ridiculement, tandis qu’un curé de campagne ou un pauvre missionnaire parlent comme l’Évangile, ils font trembler et pleurer l’auditoire. Tel professeur fait de sa classe un dortoir, tant son savoir est soporifique, et cet autre, avec un bagage très mince, ne fait pas bâiller la jeunesse. Lamennais manie la plume comme un burin, et ne sait pas parler ; et tel orateur éloquent ne sait pas écrire.

À quoi bon multiplier les exemples ? La conclusion est claire : il faut apprendre à se connaître, mais à fond, sans illusion ni complaisance. Si vous êtes maçon, maniez la truelle, et si vous êtes pédant, maniez la férule. Chacun son métier, comme dit le proverbe.

Qui ne voit les graves conséquences d’une fausse vocation ? et comment ne pas reconnaître la nécessité de faire un choix en rapport avec ses aptitudes ? Mais ce n’est pas tout que de suivre sa voie ; il faudrait comprendre que chaque aptitude a son embranchement. Les carrières libérales seraient moins encombrées, si la plu-