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fort nombreux, qui, se trompant de vocation, font nécessairement fausse route. Voilà, selon lui, la cause permanente de ce mal endémique d’une société mal organisée en dépit des apparences, parce que peu de gens y sont à leur place. En autres termes, toutes les places sont occupées et prises d’assaut, mais rarement elles sont remplies. Il y a déperdition continue des forces vives de l’organisme social. Tel est médecin, qui devrait être ingénieur ; tel autre plaide des causes, qui était né pour les juger ; un troisième enseigne la théologie, qui était prédestiné aux affaires ; un quatrième gouverne, dont la vocation était de compter et de calculer. De cent individus qui remplissent des fonctions publiques, à peine en voit-on trois ou quatre dont l’emploi se trouve en rapport avec leurs aptitudes natives. Beaucoup d’appelés et peu d’élus, comme dans la doctrine de la prédestination.

C’est moins l’art qui est en défaut, que la nature ; or, l’art ne peut rien ou presque rien sans elle. Son pouvoir est très limité, tandis que la nature peut à la rigueur se passer des secours de l’art. De là cette vieille comparaison du champ, de la semence et du laboureur qui fait les semailles en vue de la moisson. Elle ne sera abondante qu’autant que la semence aura été répandue dans une terre fertile et bien préparée à la recevoir. Autrement, si le grain lève, il sera étouffé par les ronces et les chardons, et le laboureur aura perdu son temps et sa peine.

Ce thème allégorique a été traité mille fois avec les développements qu’il comporte. On connaît la parabole évangélique, et le vers d’Horace amplifié par Boileau, à savoir que nul ne peut rien en dépit de Minerve. Toute l’antiquité connaissait donc la réalité, mais empiriquement. La science ne commença qu’avec l’application de la doctrine des tempéraments à ces faits purement empiriques. Ce que les philosophes-naturalistes avaient à peine ébauché, les médecins, qui furent les véritables successeurs de ces philosophes naturels, l’achevèrent.

Il paraît bien démontré que c’est à Galien que revient l’honneur insigne d’avoir fait le premier essai sérieux d’un traité des rapports du physique et du moral. Sans s’arrêter aux antécédents qui facilitèrent à Galien la rédaction de son programme, Huarte ne reconnaît point d’autre maître, et il proclame ce principe contesté par les partisans de l’âme immortelle, que c’est le physique qui détermine le moral. Il ne se peut rien de plus nettement explicite. Huarte est franchement déterministe, et toute sa métaphysique se réduit à reconnaître l’action des causes extérieures, qui sont de nature inorganique, et de l’organisme qui réagit. C’est ainsi qu’il explique toutes