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savoir, il faut se rappeler que la définition, qui exprime la forme de l’être, ne peut complètement s’établir qu’à la condition de connaître la fin de l’être, car les formes dépendent des fins. Pour définir l’homme il faut donc avant tout résoudre le problème de sa destinée. Vous pouvez résoudre le problème en disant que la vie de l’homme a sa fin en elle-même ou en lui assignant d’autres fins, de toute façon vous donnez au problème une solution. Et dire qu’il est insoluble ou refuser de l’examiner c’est encore le résoudre. Car nous sommes ici sur le terrain de la pratique où l’abstention est impossible, où ne pas agir c’est encore agir. Refuser donc de se décider à répondre si l’homme a ou n’a pas des fins extérieures à lui-même, c’est pratiquement se décider à traiter l’homme comme isolé, c’est donc tout comme si on disait que l’homme n’a point de destinée autre que celle que nous voyons sous nos yeux se commencer et se terminer. Nous sommes embarqués ici, et quelles que soient nos répugnances, il nous faut décider. La neutralité ne peut exister, elle est une impossibilité pour la pratique et une absurdité pour la pensée. Et qu’on le remarque bien, c’est précisément sur la question la plus délicate et la plus haute, qui tient de plus près aux doctrines métaphysiques et religieuses, que la neutralité ne peut exister.

Car toute la direction édificatrice des âmes doit changer selon la définition que vous donnerez de l’homme. Si vous le définissez avec les kantiens une fin en soi, vous devez l’élever et l’exalter dans son droit, écarter de lui tout asservissement et toute humiliation, créant ainsi dans la société une anarchie fondamentale que vous ne pourrez éviter qu’au prix des plus cruelles contradictions ; si vous le définissez avec les philosophes du xviiie siècle et les évolutionnistes un être créé en vue de la persistance de l’espèce, vous serez amené à tout abandonner à la fin extérieure pour laquelle les hommes sont nés ; si vous le définissez enfin avec le christianisme un être créé pour jouir éternellement de la vie divine, vous voilà forcés d’orienter en ce sens toute la discipline de l’éducation. Sans doute dans les trois hypothèses les trois morales s’accorderont pour défendre le vol ou l’assassinat, mais ce sont là des rencontres accidentelles, des sortes de carrefours moraux, qui ne prouvent qu’une coïncidence, et non une identité de direction. Une éducation athée ne peut ressembler à une éducation théiste et une éducation chrétienne ne peut ressembler à une éducation purement philosophique. Tout doit tendre à établir la maîtrise du vrai maître. Dans une éducation rationaliste, tout doit tendre à établir le magistère de la raison humaine ; dans une éducation chrétienne, tout doit tendre à montrer la souveraineté de Dieu.