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j.-m. guardia. — philosophes espagnols (j. huarte)

gua principalement dans le cours de mathématiques. Pour le troisième, qu’on devine aisément, il révéla ses talents en philosophie, et d’une manière plus spéciale, en logique. Voilà donc trois jeunes gens, trois condisciples, soumis au même régime mental, travaillant sous les mêmes maîtres, dans des conditions en apparence identiques, avec des résultats différents. Le grammairien devient bon humaniste, mais il est médiocre en mathématiques et en philosophie. Le philosophe excelle dans la dialectique, et ne peut mordre à la grammaire ni au calcul. Le mathématicien a une facilité étonnante pour la solution des problèmes et la démonstration des théorèmes ; mais il n’entend presque rien au latin et à l’art de penser. Combien d’écoliers ont eu l’occasion de faire les mêmes observations, qui ne les ont pas faites, ou qui n’en ont rien conclu. Et combien de lauréats, dont le chef glorieux n’a point deviné les mystères de cette psychologie expérimentale et comparative, qui sont l’objet même du livre de Huarte, et le plus solide fondement de la pédagogie philosophique. Les maîtres eux-mêmes ne méditent guère sur ces questions vitales de philosophie classique.

Voilà donc le germe d’un livre qui éclôt dans une cervelle d’adolescent ; autant dire, voilà une vocation impérieuse, irrésistible ; car, on l’a remarqué avec justesse, le propre des grands esprits est de réaliser, dans l’âge mûr, une pensée conçue dans la jeunesse. Si l’aphorisme est vrai, il n’a pas eu tort le grand écrivain philosophe, qui a défini le génie une longue patience. La définition ne plaît guère aux littérateurs purs, dont l’opinion est que le génie doit être spontané, inconscient, tandis que le talent s’acquiert et se connaît. Misérable argutie de ces esprits ingénieux que la sotte vanité pousse au paradoxe. Ils s’évertuent à renouveler la critique par des analyses de casuiste, et pour se donner raison, ils prétendent peser les plus beaux génies dans leur petite balance.

Et finalement on les voit d’accord avec ce médecin de fous qui a défini le génie une névrose. Le fait est que si les aliénés avaient la pleine conscience de leur état mental, ils seraient fort raisonnables. On pourrait conclure de ces aberrations de l’hypercritique, que pour juger avec compétence les ouvrages de l’esprit, il n’y aurait pas de mal à savoir un peu de médecine ou de pharmacie, comme Sainte-Beuve et Gustave Planche. Le génie inconscient ! Quelle belle découverte ! À ce compte, les plus belles œuvres de l’esprit humain, les chefs-d’œuvre, comme on dit, loin d’être le fruit d’une haute sagesse, ne seraient que l’heureux effet d’un concours de circonstances qu’on pourrait appeler le hasard, si ce mot avait un sens. Il est