Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXX.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
revue philosophique

plus de valeur propre ; on pourrait dire que l’accident y anéantit la substance. Résultat inévitable d’un régime mental uniquement favorable à la sophistique et h la rhétorique, associées de tout temps pour tromper les hommes et les détourner de la recherche du vrai.

C’est en Espagne qu’il faut aller pour étudier cliniquement et sur place ces maladies chroniques de la conscience et de la raison, qui d’épidémiques sont devenues endémiques, et constituent une diathèse sinon une cachexie nationale. Les progrès du mal sont tels, que le patient ne sent plus son état : fâcheux symptôme. Vous dites, par exemple, à un académicien espagnol, orthodoxe et bien pensant, comme ils le sont tous : Quel dommage que vos institutions politiques et religieuses aient entravé la libre pensée ! Cet optimiste vous répondra gravement : Vous faites erreur ; et, sauf votre respect, vous ne connaissez pas l’Espagne ; vous méconnaissez le génie espagnol. À l’imagination exubérante et à la faconde intarissable que vous nous accordez si libéralement, il faut ajouter la gravité, la profondeur et l’originalité de la pensée. Les philosophes abondent chez nous, et dans tous les genres : scolastiques, péripatéticiens, platoniciens, éclectiques, mystiques, casuistes, sceptiques, etc. Il vous fera grâce du reste, pour conclure gravement qu’aucun autre peuple n’a philosophé davantage ni plus librement. Si vous restez froid, il vous esquissera l’histoire de la philosophie en Espagne, en descendant des Romains aux Goths, puis aux Juifs et aux Arabes, puis aux chrétiens, vieux et nouveaux, et ainsi de suite, jusqu’aux disciples de Krause, si maltraités par les néo-catholiques, jaloux eux-mêmes du titre de philosophes. S’il avait lu Sénèque de Cordoue, qui est le premier de la liste, il y aurait remarqué ce précepte : Cavendum in primis ne verba nobis dentur. Le propre des dupes est de se payer de mots. Toutes les épithètes du monde ne feront pas que l’Espagne puisse avoir ce qui lui manque le plus, une philosophie. La vérité est qu’il n’y a point de philosophie espagnole, et que l’Espagne peut tout au plus compter une demi-douzaine de penseurs originaux, ayant spéculé aussi librement qu’ils le pouvaient, sous un régime mortel à la philosophie et à sa sœur, la Science.

I. Le livre et l’auteur.

De ce tout petit, tout petit nombre de libres esprits est le médecin philosophe Juan de Dios Huarte, né à Saint-Jean-Pied-de-Port, lorsque cette petite ville, aujourd’hui française, faisait encore partie de la Navarre espagnole., Il fit toutes ses études à l’université de