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chement artificielles, parce qu’elles introduisent toujours dans leur objet une division discontinue que la nature n’y a pas mise. Il en est sans doute qui font aux choses une moindre violence. Mais celles là même demeurent encore l’œuvre de l’entendement humain et de sa lutte contre la continuité du monde. La chaleur devient insensiblement lumière ; mille intermédiaires relient la feuille au pétale et nul ne peut dire à quel instant la fleur devient fruit. Les meilleures classifications ne vont pas sans explications, restrictions et exceptions ; mais l’esprit humain a besoin d’elles pour avancer, et quelques difficultés qu’elles engendrent, il est bien forcé de leur demander leur secours.

En effet, la classification prépare un second état de la science qui lui succède : c’est celui où l’on recherche des liaisons causales. Et si la classification est indispensable à ce perfectionnement, c’est précisément qu’elle seule peut créer les unités entre lesquelles nous allons maintenant découvrir des rapports. Le sauvage qui fait du feu en frottant deux morceaux de bois sait déjà que le frottement est cause de la chaleur. Mais il est facile de s’avancer fort loin dans cette voie et de faire faire à la science des progrès considérables sans sortir de ce genre d’explication. Beaucoup de sciences en sont aujourd’hui à cet état et ne l’ont pas encore dépassé : la médecine, l’économique, la plupart des sciences biologiques, sociales et philosophiques présentent à l’heure actuelle ce degré de perfectionnement relatif, après avoir nettement passé par l’époque des classifications. On a d’abord défini et nommé les fonctions, les facultés, les maladies. Puis on s’est aperçu qu’il y avait une certaine relation entre les groupes que l’on avait ainsi construits. Le vin trouble la marche, la maladie aigrit le caractère, le bien-être augmente la natalité chez un peuple. Voilà le type de la liaison causale et la forme que revêtent d’abord les premières lois scientifiques. Elles peuvent d’ailleurs se perfectionner beaucoup sans sortir de cette forme, comme le prouve l’exemple des sciences que nous avons citées plus haut : on peut diviser les faits de plus en plus et multiplier les expériences pour en découvrir les rapports. Ce n’est pas un méprisable résultat que d’avoir découvert dans un microbe la cause de la fermentation ou d’avoir montré dans une forme célèbre d’empoisonnement l’effet d’une paralysie des plaques motrices. Cela surtout est fort utile dans la pratique, qui importe beaucoup plus que la théorie à la majorité des hommes ; et c’est justement cet état contemporain de la majorité des sciences qui conduisait Stuart Mill à faire de la recherche des lois causales le propre de la science expérimentale ; c’est sous cette influence qu’il inventait, à l’exemple de Bacon, les