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A. LALANDE.remarques sur le principe de causalité

gendrer continuellement et continûment, comme une machine tisse indéfiniment le même dessin dans une toile. Et à ce titre, il est toujours le même, parfaitement homogène et identique[1]. S’il me plaît de le penser autour de Sirius, ou s’il m’était possible de l’y percevoir, je ne pourrais l’y percevoir ou l’y penser que comme ici-même ; car ce n’est pas une chose, c’est une loi. Il nous suit comme notre ombre, et s’étend sans cesse devant nous parce que nos sensations et nos images ont besoin de lui pour s’organiser. De là cette identité parfaite que réclamait l’induction et qui est aussi l’axiome fondamental des mathématiques. Chacune de nos idées, chacun de nos jugements implique la stabilité de quelque chose, la permanence de rapports identiques. Notre pensée même est donc impossible sans la continuité homogène de l’espace. C’est peut-être pour cela qu’elle la crée ; et c’est en tout cas ce qui la garantit : car rien ne saurait avoir pour nous une certitude plus absolue qu’une condition sans laquelle nous ne penserions pas.

4. Remarquons enfin, pour terminer, que la manière même dont procèdent et se développent les sciences expérimentales vient confirmer a posteriori l’idée que nous nous sommes faite de la causalité de sa nature provisoire, et de ses rapports intimes avec l’identité mathématique.

Une science à l’état naissant, comme le sont encore de nos jours pas mal de branches de l’histoire naturelle, ne commence point par parler de causes, encore moins de fonctions algébriques. Elle n’a pas tant d’ambition. Elle cherche modestement à mettre un peu d’ordre dans l’immense confusion des choses dont elle s’occupe ; et pour cela, elle procède méthodiquement à la première des opérations dont nous avons parlé plus haut : découper le monde en petits morceaux plus ou moins bien définis, qui seront les phénomènes ; et l’on appelle cela faire une classification. Il est bien rare que cette dissection donne du premier coup des résultats satisfaisants. Les choses ne se laissent pas aisément débiter en blocs distincts, séparés par des vides absolus. Toujours, par-ci par-là, quelques filaments mal rompus tiennent encore, quelque morceau demeure sans cohésion et sans unité, quelques groupes sont si bien enchevêtrés les uns dans les autres que plusieurs générations de savants se succèdent avant de les débrouiller. De là cette instabilité des classifications, détruites presque aussitôt que construites, et qui ne sont jamais rigoureuses qu’en étant fran-

  1. Il va sans dire que le même raisonnement s’appliquerait à l’homogénéité du temps. Ce caractère du temps et de l’espace était bien reconnu par les cartésiens quand ils soutenaient que nous en avions une idée innée, parfaitement claire et adéquate. « Nous en pénétrons toute la nature », disait Pascal.