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mais la ratio essendi d’autres individus. Pour les peuples primitifs, un phénomène est père d’un autre. L’idée qu’ils se font de la causalité n’est que celle de la génération, et la généalogie des dieux est pour eux la genèse du monde. L’âge mûr de la philosophie en rejoint parfois la jeunesse : les éclectiques, sur ce point, n’ont ils pas été des primitifs ?

Ce n’est pas dire qu’il faille nier la liberté humaine. Elle nous semble au contraire si respectable comme droit et si indiscutable comme fait qu’il est impossible d’y renoncer. Si nous avions à choisir entre le libre arbitre, dont dépend toute la morale, et le déterminisme, sans lequel physique et mathématique sont un rêve, nous ne devrions pas hésiter un instant à sacrifier la science, et à regarder comme fausses les lois en apparence les mieux établies. Mais heureusement il n’en est pas ainsi. Ne nous laissons pas tromper par les formules, et nous verrons que cette antinomie est fictive. Il n’y a pas opposition entre le mécanisme et la liberté : ils expriment au contraire un seul et même état de choses, selon qu’on le voit du dedans ou du dehors. La véritable autonomie morale ne peut se manifester que par le déterminisme : l’indétermination, fût-elle décorée du beau nom de contingence, n’est jamais que le hasard, et tout être dont l’essence ne déterminerait pas les actions serait une girouette sans volonté comme sans responsabilité[1]. De là deux points de vue également vrais, également légitimes et qui, sans être jamais mêlés, se supposent sans cesse, parce qu’ils sont les faces différentes d’une même réalité. Tout est géométrique pour qui regarde le monde par le côté scientifique ; et c’est le point de vue que nous avons exclusivement adopté dans cette étude. Mais aussi tout est moral, pour qui le regarde du côté psychologique, qui est celui de la liberté. Lequel de ces deux modes de penser est supérieur ? Peut-être sont-ils rigoureusement égaux vis-à-vis de l’absolu qu’ils n’atteignent ni l’un ni l’autre. Peut-être, au contraire, la conscience, qui nous fait connaître plus directement son objet, nous révèle-t-elle un degré d’être plus élevé, dans lequel il faudrait chercher l’origine même du mécanisme, qui n’en serait que l’expression phénoménale. Mais en tout cas, ces deux séries de faits et d’idées marchent parallèlement sans jamais se combiner dans leurs détails. Le mouvement vient

  1. Il pourra peut-être sembler étrange de dire que le déterminisme est le fondement de la liberté. De bons esprits n’ont pu le croire, et M. Renouvier, notamment, a brisé le mécanisme kantien pour faire place au libre arbitre. Je crois cependant qu’il en est ainsi. Mais le cadre de cette étude ne nous permet pas de développer cette thèse, qui, d’ailleurs, ne se présente ici que secondairement. Elle mérite d’être démontrée à part et nous nous proposons, si les événements le permettent, d’en faire le sujet d’un travail plus développé.