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A. LALANDE.remarques sur le principe de causalité

par une sorte de création qui l’accroît sans l’affaiblir, de même qu’un être vivant transmet la vie. De là cette conception anthropomorphique de la cause qui en fait une chimère inapplicable aux faits, et qui conduisait Malebranche à nier toute relation entre les phénomènes, pour se réfugier dans les causes occasionnelles et la bonne volonté de Dieu. C’est encore ainsi que les Écossais et les Éclectiques entendent cette idée de cause quand ils soutiennent que nous avons « directement conscience de notre libre causalité » et que nous sommes une cause qui engendre son effet, sans qu’il y ait une liaison nécessaire entre elle-même et ce qu’elle produit. « Toutes les fois que je veux, écrit M. Jules Simon[1], il y a une cause pour que je veuille, pour que je veuille ainsi plutôt qu’autrement, pour que je mette dans mon effort ce degré d’énergie. Toute la question est de savoir quelle est cette cause, et si, par hasard, ce ne serait pas moi-même. Nous, partisans de la liberté humaine, nous soutenons que la volonté est une cause dont le caractère propre est l’autonomie, c’est-à-dire le pouvoir de se déterminer elle-même, à son gré[2], dans tel ou tel sens… S’il existe dans la nature une cause telle que renfermant en soi les contraires, et toutes les formes intermédiaires entre les contraires, elle puisse réaliser à son gré l’une de ces formes, il est bien clair qu’elle est elle-même la raison suffisante non seulement de son acte, mais de la forme et de tous les accidents de son acte. »

Voilà l’illusion prise sur le vif. Il est bien évident qu’une pareille puissance, si tant est qu’elle puisse exister, n’a rien de commun avec la causalité et en est tout justement l’antipode. On ne peut l’appeler cause qu’en jouant sur les mots. Toutes les autres causes sont le symbole de la détermination continue ; et voici qu’on nous donne comme une cause, et même comme la cause par excellence, un principe d’indétermination qui romprait dans le monde tout ordre et toute continuité. On ne peut imaginer de plus flagrante contradiction. L’erreur s’explique cependant, et ne peut étonner que si l’on ignore la puissance des mots et des associations qu’ils portent avec eux. Nous divisons pour notre commodité le monde en phénomènes : aussitôt chacun d’eux nous semble un être métaphysique distinct. Nous posons, par forme d’abréviation, que chacun est la cause d’un autre : aussitôt voici que nous concevons en eux une virtualité mystique qui en fait non plus l’équivalent mathématique,

  1. Le Devoir, page 38.
  2. C’est-à-dire sans qu’on puisse le calculer a’priori, « Le motif est à nos yeux une occasion pour la volonté de se développer. Nous croyons seulement que cette occasion n’est pas déterminante. » (Ibid., 39.)