Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXX.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
revue philosophique

révèle du dehors[1] une tout autre sorte d’unité, celle d’un tout qui ne provient pas d’une addition de parties.

Ces principes posés, il n*est pas difficile d’en tirer les conséquences. Le concept de cause et le principe de causalité sont des idées auxiliaires destinées à mettre la science à notre portée en la déformant et en la simplifiant. C’est une formule d’usage courant, bonne pour se faire entendre et raisonner grosso modo sur les affaires de la vie. Ce n’est pas même un symbole, comme on se plaît à le dire : c’est une approximation, une expression inadéquate, mais simple et pratique. Elle nous rend le service immense d’économiser notre temps et de simplifier nos raisonnements. Elle dispense la foule des hommes d’action d’une conception rigoureuse et scientifique, mais délicate et éloignée de l’usage. Si nous ne sommes ni mathématiciens ni philosophes, elle nous permet de savoir ou nous permet de tenir un fil conducteur de notre entendement, de vivre en un mot. À ce titre, et dans cette mesure, elle est bonne autant que nécessaire.

Mais il ne faut pas qu’elle sorte de son domaine. Depuis Leibniz, nous divisons volontiers les points de vue que nous avons sur le monde en trois classes superposées : le monde sensible, fait de qualités secondes et de grossières intuitions des sens : c’est celui des enfants et du commun des hommes qui ne réfléchissent ni n’analysent leur connaissance ; puis le monde scientifique, tel que Descartes la conçu, fait d’étendue et de mouvement : c’est celui du géomètre, du physicien, du chimiste, du savant en un mot, qui ramène tout à des formules et à des rapports mathématiques ; enfin, et au-dessus, le monde des êtres en soi, monades ou noumènes, idées ou forces : c’est le champ de la métaphysique, accessible suivant quelques-uns, inconnaissable suivant d’autres, fictif même s’il faut en croire les plus avancés. Eh bien ! c’est au premier de ces trois mondes, et à lui seul, qu’appartient le principe de causalité. Il représente confusément pour nos sens la continuité et l’inertie qui sont propres au second étage, comme les couleurs nous représentent imparfaitement les ondulations de l’éther et les sons, les vibrations de la matière pondérable. Le monde sensible est fait de qualités

  1. Je ne veux pas dire par là que l’idée du continu soit expérimentale : sa nature même s’y oppose. Elle est évidemment donnée à l’esprit dans l’intuition a priori de l’espace. Peut-être faudrait-il rapprocher aussi le discontinu du temps, non que la durée soit en elle-même composée d’instants distincts, comme l’ont cru les cartésiens ; cela est mathématiquement absurde ; — mais parce que le temps est la forme du sens intérieur et que l’hétérogénéité de nos états de conscience (son, couleur, odeur, désir, souffrance, etc.) crée une véritable discontinuité naturelle dans leur succession.