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A. LALANDE.remarques sur le principe de causalité

Quand donc nous voulons exprimer cet ordre de choses par un rapport entre des phénomènes, c’est-à-dire des groupes séparés, des unités, nous usons d’un concept et d’un terme qui ne conviennent point à leur objet. C’est une tranche que nous découpons arbitrairement dans l’absolue continuité des transformations physiques. Le procédé peut être commode pour l’esprit, mais à coup sûr il est artificiel. Le monde n’est pas plus une succession de phénomènes qu’un cercle n’est une somme de triangles ou la ligne une série de points, quelque utile qu’il puisse être, en certaines occasions, de se les représenter ainsi. La nature des choses ne dépend pas des algorithmes qu’il nous plaît d’employer pour les représenter. — Mais Platon comme Moïse croyaient à une communauté d’essence entre les idées et les mots, le symbole et l’objet représenté ; nous avons gardé quelque chose de cette superstition, et nous croyons voir une chose distincte dès que nous voyons un mot distinct. C’est une erreur dont il est aussi difficile que nécessaire de se garder avec soin.

Au fond, cette erreur, dans le cas qui nous occupe, n’est qu’une forme de l’antinomie perpétuelle du continu et du discontinu dont les différentes phases remplissent l’histoire des mathématiques et de la philosophie. C’était cette opposition que dénonçaient déjà les arguments de Zenon d’Élée en montrant que la continuité défiait toute mesure purement arithmétique ; c’est pour la résoudre que Descartes, Newton, Leibniz ont inventé le calcul infinitésimal, si longtemps regardé comme un scandale logique. L’esprit humain procède par discontinuité, sans doute parce qu’il est un lui-même. Tous ses comptes sont faits d’unités séparées. La vue du continu, dont aucune division n’épuise les parties, l’inquiète et le trouble toujours. C’est comme un concept étranger qu’on accepte, en le comprenant sans doute, mais sans en avoir cette intelligence directe, totale et adéquate qui s’attache au nombre fini. On l’aborde de biais, par des méthodes compliquées faites pour d’autres mesures et qu’on assouplit à grand’peine, par des conventions multipliées, jusqu’à s’adapter à lui. Le continu, c’est l’indéfini, et notre entendement est avant tout fini. Ἀνάγκη στῆναι, disait Aristote ; et cela nous convient. Mais quand la nécessité est de ne se point arrêter, nous ressentons quelque répugnance à nous engager sur la voie de l’infini et nous cherchons toujours à nous le représenter comme une somme d’unités individuelles analogues à celle que nous représente notre propre conscience. Car peut-être est-ce là qu’il faudrait chercher en dernière analyse l’origine de notre manière de compter les choses et de les penser ; on y verrait la source naturelle de notre antipathie pour le continu qui n’est point composé d’éléments ultimes et qui nous