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Reprenons, en effet, l’analyse au point où la laisse M. Rabier. Que nous reste-t-il donc de notre phénomène primitif, à savoir le mouvement de la voiture ? Rien qu’une abstraction, une dépense de force, kilogrammètres. Et de l’autre phénomène, qui servait de cause, le cheval ou le mulet ? Précisément la même chose, n kilogrammètres. Le reste est exactement éliminé. La continuité du mouvement relie mathématiquement la cause à l’effet sans que nous puissions assigner la fin de la première ni le commencement du second ; bien plus, sans que nous puissions les distinguer. À cette seule condition est applicable le principe qui fait dépendre les mômes causes des mêmes effets : mais c’est qu’alors ils deviennent indiscernables.

Et il en est toujours ainsi. En quoi consiste réchauffement du boulet de canon dont nous parlions plus haut ? En ce que chaque atome continue sous forme moléculaire le mouvement qu’il avait commencé sous forme de translation. La courbe décrite par l’un d’eux pendant une seconde et celle qu’il décrit pendant la seconde suivante n’en font qu’une ; il n’y a pas hétérogénéité entre le mouvement et la chaleur. La grande loi de l’unité des forces physiques relie sans interruption deux états quelconques du système considéré, quelque différents qu’ils paraissent à nos sens. Considérons une bille roulant sur le billard. Fixons trois positions successives A, B, C. Le mouvement de A en B sera, si l’on veut, un phénomène, et le mouvement de B en G en sera un autre ; à ce compte, AB sera cause de BG. Mais qui ne voit qu’une pareille division est artificielle, faite pour la commodité du langage courant, et sans fondement dans la nature des faits qu’elle représente ? Déplaçons le point B, nos phénomènes changent et cependant il n’y a rien de changé dans la réalité que nous exprimons ; subdivisons AR et BC, voilà quatre phénomènes au lieu de deux, chacun cause et effet. Et cependant le fait demeure toujours le même. Or, dans la nature, tout se passe mécaniquement et continûment, comme sur une table de billard. Les mobiles sont seulement beaucoup plus petits, et leurs combinaisons beaucoup plus compliquées. Des mouvements de tout genre s’y déroulent sans arrêt ni divisions, car le moindre hiatus romprait la chaîne et rendrait le tout inexplicable. Une relation entre deux phénomènes distincts serait un mystère et un miracle. Leibniz l’a bien vu quand il posait son principe célèbre : In natura non datur saltus ; et Malebranche aussi quand, admettant une discontinuité fondamentale entre les instants de la durée, il était obligé de faire appel à l’intervention divine pour agir le monde à chacun de ces instants.