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cette explication ne sauve même pas le principe de causalité ; la vitesse d’un mobile en un point n’est pas un phénomène, quelque large sens qu’on donne à ce mot. C’est la limite vers laquelle tend la vitesse moyenne dans la dernière partie de la courbe, quand la longueur de cette partie tend vers zéro. Nous voilà conduits à prendre pour cause une abstraction mathématique ; bien plus, une limite, c’est-à-dire une abstraction d’abstraction, un pur néant physique. Que devient ici la formule causale qui veut que tout phénomène soit le produit d’un autre phénomène ?

Si la conséquence nous fait peur, une autre hypothèse nous est ouverte. Nous dirons que la trajectoire tout entière est cause du phénomène. Mais les mêmes difficultés se présentent alors dans l’ordre inverse. À ce compte, la déflagration de la poudre ferait aussi partie de la cause, ainsi que le mouvement du canonnier qui fait partir le coup, et le commandement de l’officier, et le fait d’avoir amené sur cet endroit la pièce, la gargousse, et le boulet… ; et de même indéfiniment. Il n’est pas possible de s’arrêter dans la régression continue qui nous fait reculer dans la série illimitée des antécédents ; si la cause n’est pas dans l’infiniment petit, elle est dans l’infiniment grand. Elle ne s’y perdra que plus sûrement.

3. Toute cause d’un phénomène peut donc être considérée, ad libitum, comme infinie ou comme nulle. Dans l’un et l’autre cas, elle nous échappe. Mais cette idée même de phénomène est-elle une idée précise ? Y a-t-il vraiment des phénomènes dans la nature ? C’est là qu’est vraiment le point central de la question et la source de toutes les difficultés.

Et d’abord, on peut mettre au défi le plus habile logicien de définir ce qu’il entend par un phénomène, s’il ne veut se servir de synonymes comme un fait, un événement, une circonstance, ou des termes les plus vagues comme quelque chose, une modification, un changement. Et encore ces deux derniers termes seraient-ils inexacts, car le langage usuel n’hésite pas à voir un phénomène dans la constance d’une quantité. Où commencent les phénomènes et où finissent-ils ? Voici la pluie qui tombe. C’est à n’en pas douter un phénomène ; mais en quoi consiste-t-il donc ? Dans la condensation de l’eau, la chute des gouttes, leurs chocs, leur déformation dans l’air, leur arrivée au contact de la terre, l’infiltration qui s’y produit, l’évaporation nouvelle qui s’en suit ? Point de limites naturelles à cette série ininterrompue d’actions et de réactions. De plus, chacune de ces parties que nous venons de distinguer artificiellement est-elle même indéfiniment divisible. Une goutte d’eau heurte la terre : c’est dire d’abord qu’elle se meut, puis qu’elle se déforme, puis qu’elle